Le pont

« La romance est un puceron asthmatique », me souffla – c’est le mot – Violaine.

Dans le doute, je répondis : « Grave. »

C’était pour plaisanter, et pour répondre à ce qui devait bien être aussi une tentative de plaisanterie, mais c’est bien de la gravité que nous ressentions.

Et puis, et, puis, nous ne dîmes, regardant du pont de l’aire menant le quidam de la rive Shell à celle du Campanile, les voitures passer : rien, nous ne dîmes rien de plus, et plus rien.


« La gaudriole…

- Je t’arrête tout de suite, vieux, je veux pas savoir. »

Edmond fit un grincement, et continua quand même pendant que je m’éloignais pour ne pas l’entendre : « Tu t’es fabriqué ton petit enfer portable l’ami, tu es tombé plus bas que terre, faut quand même avoir, enfin, un peu d’estime de soi quoi... »

J’aimais comme il restait vague, comme quand on sait pas vraiment de quoi on parle. Genre, l’estime de soi, tu sais, le truc là…

L’estime je sais pas, je sais même pas si je l’avais jamais eue mais j’avais perdu mon gros pull vert, grand comme un piano, un véritable matrimoine, l’œuvre d’une vie, le dur combat d’une mère comme disent les synopsis de téléfilms, mon pull ma bataille, ma loose, je l’avais perdu dans l’escalier entre deux rallumages de minuterie, j’avais perdu cette peau de mue de facile quatre kilos, je ne voulais pas qu’elle me ferme sa porte et je restais saoul dans l’escalier bénéficiant du chauffage central, silencieux (déranger les voisins, ça aurait été la fin, et qui souhaite la fin d’une nuit de chien devant un paillasson) à lui faire peur et en quittant mon pull de cinquante kilos et d’à l’époque déjà trente ans d’« attends une minute que je devienne Bukowski ». Le lourd combat vert en laine tricoté par ma mère qui savait qu’elle mettrait tellement de temps à le faire qu’il lui faudrait voir grand, sauf que les enfants ne grandissent pas exponentiellement et que je flottais dedans à trente ans – alors à flotter, à flotter à trente ans, dans un pull trop grand, que faire de mieux que de squatter ton escalier Violaine mais je l’ai oublié là laissé là perdu là où sans doute un voisin délicat le lendemain, pour se récompenser de s’être retenu de me foutre dehors, l’a rendu aux ordures d’où il semblait venir, Oh Violaine je me suis dévêtu de l’homme vieux mais derrière ma mue je n’ai rien vu, à part qu’on pouvait être à la fois complètement vide et complètement nu.


« On parlait de quoi déjà ?

On parlait pas. »


Edmond, lui, cherchait désespérément à choquer la sienne de mère, qui en vieille hippie le regardait toujours avec bienveillance et émerveillement. J’aurais détesté ça je pense, et j’aurais comme lui cherché à me faire bien plus méchant que ce que j’étais. J’y serais sans doute arrivé aussi mal que lui, à rouler des mécaniques et à donner autant de conseils de vie tout en regardant – comme les bagnoles sur le pont vitré moche et émouvant de l’aire d’autoroute, émouvant surtout quand vient la nuit, juste moche le reste du temps – la mienne de vie passer très vite en me faisant des doigts par la vitre arrière.


J’étais donc arrivé aux limites d’Edmond en tant que psy : « Faut quand même avoir un peu de, d’estime de, heu, soi... », et parce que je suis un être humain dégueulasse, je me fous de sa gueule tout de suite mais en vrai cet effort violent sur lui-même pour m’aider, c’est bien ce que j’ai vu de plus beau dans la période où j’enfilais des perles de mochetés, et peut-être bien que le vrai amour était là, dans ce pote qui s’arrache de lui-même quelques mots vaguement aussi réconfortants qu’il peut, auxquels on se raccrochera un peu comme à une brindille de paille pendant qu’on peine à surnager dans un tsunami de merde sentimentale indépêtrable. Ah, le con.


« On dort où ce soir, il te reste des sous ?

J’allais te poser la même question... Tu sais Violaine, on a rompu ou on va rompre, je ne sais même plus tellement le temps passe bizarrement, peut-être les deux simultanément, on s’aime pourtant je crois mais je suis si mauvais amant

Je te coupe mais tu vois ces deux-là ? »

Elle avait l’œil mais pas moi, moi j’étais tout dans ma tête et ma voix et je ne voyais rien autour de moi, bref, la fille avait le teint pâle et les yeux très clairs et les cheveux très noirs comme par contraste, le mec une carrure de sportif mais l’air plutôt cool, pas trop athlète au maté ni rugbyman bourré, quelque chose entre les deux, comme ceux que tous les gens qui ont les moyens voudrait avoir comme coach mais qui le font pas parce que qu’ils trouveraient louche de vendre leurs services, bref, un couple un peu parfait, je comprenais mal, ou pas du tout, Violaine, moi ça ne me faisait que me déprimer de voir des gens beaux et parfaits s’embrasser, se toucher, ça me renvoyait à ma propre médiocrité, elle, ça l’inspirait, ça la touchait et elle me disait même que ça la faisait un peu mouiller.

« Ben, je sais pas, va les voir ! »

Un mot de mauvaise humeur que je regrettais à peine prononcé. Elle y est allée. Et je les regardais de loin, et ça me semblait durer trop longtemps, et je me trouvais l’air con à les regarder de loin, alors je faisais un sourire ou je tirais une tronche et je passais de l’un à l’autre en me disant que de toutes façons d’aussi loin ils ne voyaient rien. Elle revient avec ce sourire qui m’explosait tout le temps, une meilleure humaine que moi, cette conne.

« Oké, c’est bon pour dormir ce soir ».


Non l’amour véritable ça doit être de plier des câbles. Certains sont voués aux feux de la rampe et d’autres sont bons et sont eux-mêmes quand ils sont aux manettes en techniques, sous-payés avec des horaires de dingue et à devoir faire avec et bricoler à un flot continu d’emmerdes et de bisbilles et de modes d’emploi en sanskrit sans le moindre exutoire égotique, heureux de ça comme des moines bouddhistes. Certains sont meilleurs maquereaux qu’amoureux, éditeurs qu’écrivains, scénaristes qu’acteurs. Moi je l’ai regardée se faire caresser, et la main d’Edwige me tenait comme à distance l’embrassant, moi j’ai regardé le corps admirable d’un maître nageur cool venir comme une feuille d’automne entre Edwige et Violaine, et je pensais, je pensais beaucoup à l’époque, bien plus que de bander je pensais, je pensais à l’automne, à mon pull vert, à ma mesquinerie et aux excellents sarcasmes que je tirerai de tout ça, plus tard, quand je serai écrivain ; je pensais à Violaine et je la regardais jouir, cette bouche en cœur, en voyant mon amour partir et ma jalousie pourtant rester, je me sentais moche du dedans et personne ne voulait me caresser, tout le monde me voyait mais les mains les plus belles et les plus douces me repoussaient avec tellement de tendresse et de douceur d’amants que ça donnait envie de pleurer, je les regardais jouer l’amour que je ne savais pas faire et c’était comme ce truc d’expérience astrale que Violaine m’avait raconté (je l’avais charriée), j’étais comme ailleurs et dans ce flot je n’étais plus moi-même, je n’étais enfin plus moi-même et je commençais à venir, et les mains barrages s’adoucissaient encore et s’il restait de la lumière on pouvait fermer les yeux, je commençais à sentir de toutes les fibres d’Edwidge, du maître-nageur et de Violaine et de toutes les fibres de mon vieux pull vert depuis son lointain coin des limbes, qu’il ne s’agissait de personne, qu’on pouvait n’être qu’un, mais c’est vrai qu’il y a eu ce truc après, où j’ai compris que j’étais fait pour tourner des boutons, régler des trucs, rien évoquer de sublime ou de poétique mais mettre en place les scènes où ça se passerait, le truc qui m’a révélé entre deux orgasmes, quand la lumière s’est coupée et que le beau maître-nageur cool a dit :

« heu… Quelqu’un sait changer une ampoule ? »
















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