8 - Mélodisme ironique et patati-patata




Nous connaissons la laverie. Nous connaissons la boulangerie. Nous connaissons les rues sales et les façades décrépites. Nous connaissons la vieille chanson française et les sous-vêtements congrus. Nous connaissons les grands classiques et les petits insectes. Nous sommes familiers de la poussière et des récits bien ordonnés qui commencent par nous-mêmes. Nous sommes notre propre miroir et nos premières personnes. Nous connaissons nos lacets défaits et nos semelles disjointes. Nous sommes adeptes et dépendants et nous sommes faibles et soumis. Nous sommes seuls et rebelles et nous sommes gracieux et pleins d'humour. Nous sommes lus. Nous sommes ignorés. Nous sommes vivants et nous sommes usés, travaillés, acculés, éculés. Nous nous connaissons par le bout des ongles sales, nous nous comptons sur cinq doigts valides et jaune nicotine. Nous savons à force ce qu'il convient d'éviter de connaître, nous nous spécialisons, nous nous protégeons. Nous refusons et nous accusons, nous nous singularisons, nous nous mettons en porte-à-faux. Et en un mot tout cela nous broute. Et nous toussons, nous toussons. Tous nous toussons. Nous ne savons même pas exactement ce que nous voulons dire et nous pensons qu'il s'agit certainement, ce qu'on veut dire, de quelque chose qui existe quelque part dans un autre livre, un vrai, avec des mots plus justes et une coulée plus ample et des tas d'horizons imprimés sur papier. Nous nous portons de plus en plus à faux. Et nous nous disons :



Nous connaissons nos introductions dépressives qui nous mettent de bonne humeur. Maintenant nous pouvons réécouter les Kinks et les Pixies. Nous pouvons rêver d'amour abstrait. Nous pouvons cultiver la lucidité rêveuse et paresseuse, les philosophies vagues, les utopies nomades et les robes légères, et trouver en cette brillante pop song hasardeuse, monotone et négative, cette même tendance qu'en nous-même nous vîmes éclore, la foi dans le salut par le mélodisme ironique.



Alors, qu'est-ce que le mélodisme ironique ?  Ça me l'a fait en écoutant Chokebore, et surtout en les voyant sur scène en festival, et Francis Lai. Chokebore : venir d'Hawaii et jouer des chansons de dévastation émotionnelle, conter fleurette au suicide, évoquer un désespoir intégral et sans appel, le tout avec la fougue et le plaisir de jouer d'un jeune groupe de rock pétri de bonnes blagues et de connivences d'autoroutes. Un enthousiasme aussi communicatif que la mélancolie de leurs chansons. (Ah tiens, des trucs entendus dans des films : "A quoi sert la musique ? A faire pleurer." (En vrai ? "Que cherchez-vous, monsieur, dans la musique ? - Je cherche les regrets et les pleurs." Tous les matins du monde) - "J'aime les mélancoliques. Ils sont absolument inutiles, le savent et s'en foutent." (En vrai ? Je ne sais plus, un film.))

Francis Lai. Pur mélodiste. Français. Il est aussi l'auteur d'un disque de chansons passé plutôt inaperçu. Le truc fascinant c'est que ces chansons ont l'air vraiment affreuses. Les arrangements, la voix, le texte hérisse les poils. On en rigolerait bien, on dirait "ah c'est kitsch ah c'est tarte ah c'est cheap", donc marrant, donc "intéressant à écouter dans une perspective post-moderne", mais non non non, on préfère réécouter le générique du cinéma de minuit, et alors c'est peut-être parce que j'étais gosse et tout ça ? Non, c'est vraiment bien pourtant. (Les mélodistes ont et subissent l'ironie de cultiver l'inégal et l'équivoque et c'est précisément ce qu'il faut des fois, besoin d'être bien et que ça ne prouve rien. "La musique est un art confusionnel" (Breton de mémoire, pas l'art).). On se rappelle d'une dispute sur Michel Legrand, là aussi toute-puissance de la mélodie. C'est pas très clair ce que je dis hein ? Bon. Si vous voulez quelque chose de clair, il y a des livres pour ça (dit l'auteur, fouetté par les vents chafouins du réel).



"Sot, c'est moi qui l'était, ignorant que seule la sotte poésie est vraiment attirante" - Une pop en porte-à-faux (nez), vaillante et caduque, qui n'est pas dupe de sa vanité et cultive lucidement sa naïveté, cyniquement son innocence, une pop qui soigne sa déraison à travers l'auto-dérision, une pop à pirouettes pour des popeux girouettes, à fleur de vieilles peaux, une pop paradoxale "jeune-vieille, moderne-conformiste"(G), c'est ce que nous voudrons faire si vous voulez bien l'entendre. Parce que comme nous vous connaissez la laverie, la boulangerie, les rues sales, les vis-à-vis sordides et tout le reste patati-patata, et "second verse, same as the first".

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