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Il n'y avait pas plus de fossé entre nous qu'entre deux personnes dans la même file d'attente qui échangent, sans insister, quelques mots. L'un est dur d'oreille et l'autre met dans certains mots la force et l'impact d'une expérience toute fraîche qu'elle ne peut partager. "Avion", "Sarkozy", "indépendance", "respect", évoquent des guerres et des histoires intimes. Chacun de ses mots a l'air de dire : "si vous saviez ce que je veux dire..." Quant à lui, l'impact de son expérience toute fraîche c'est la surdité, au propre et au figuré. Il se raccroche à la banalité. Il a besoin de la banalité. "Pluie", "été", "difficile", "attente", ses mots ne veulent pas se mêler, ne veulent pas déranger, même ses grands mots se font petits, "Sarkozy je ne sais pas", "indépendance c'est relatif", "l'avion ah", "le respect oui c'est important", avec une façon de réduire l'importance du mot important, qui sonne plat, qui sonne marmonné, qui sonne de toutes ses forces comme quelque chose de vraiment pas très important. Il est volontairement sourd à lui-même et au reste des autres. Sa voix est sourde. Les autres voix piquent et brillent, les autres voix ont des petits couteaux pour défaire les brouillards. Elles sont précises. Elles savent de quoi elles parlent. Elles savent ce qu'elles disent et elles savent pourquoi se taire. Dans une file d'attente ou dans un crash d'avion ou dans les arcanes de gouvernements obsolètes, elles se placent sur une note et s'y tiennent, que ce soit la note grave du dégoût ou du désespoir ou les notes aigües de la volonté ou de l'illusion. Même dans leurs silences, elles ont leur tessiture. Il a la voix de qui a renoncé à la tessiture. Il a détimbré sa voix, il ne préfère pas faire vibrer trop l'air avec sa voix sourde. Dans une file d'attente il fait passer avec sa voix, "faites comme si je n'étais pas là". Comme quelqu'un - une vieille dame, un consort - lui fera remarquer qu'il faut bien qu'il soit là pour dire ça, il exprimera un refus poli teinté d'embarras - non, il n'a jamais fallu qu'il soit là pour dire ça, il dit ça parce qu'il prend le relais de tous ceux qui pensent ça d'eux-mêmes, et en aucune manière il n'a à être là, rien de sa présence n'est nécessaire, sa survie à lui ne dépend pas de cette file, de tous ces gens dedans et de son guichet au bout, des gens qui râlent et de ceux qui le voyant essaient de lui parler, et la survie des autres ne dépend pas de lui.

Il n'y a pas plus de fossé que ça.

Il y a donc le même fossé que jamais, mais il n'y a plus de grand peinturlureur pour forcer les couleurs et mettre de l'amour. Nous parlons pour essorer. Nous comptons nos mots, tu comptes tes petits couteaux et j'aère mes brouillards. Entre deux petits nuages de fumée je mets une incolore ponctuation, mais ce n'est pas un code et je n'ai d'indien que la réserve. Je viens de faire un calembour que personne n'a saisi. Je me dis que ce serait pire si tu l'avais saisi. Je ne veux plus te faire rire, ou m'excuser de ne pas, il y a eu suffisamment de dégâts comme ça. Nous parlons pour essuyer. Nous sommes les nettoyeurs du vide que nous nous sommes laissés, nous tâtons de l'air de ce fossé comme on balaierait le palier. Nous échangeons quelques mots dans une file d'attente. Ce devrait être un récit de rêve, mais de ces rêves qui ne font pas assez mal pour qu'on s'en souvienne. Un rêve civilisé et courtois, qui passe comme ça. Un rêve adulte qui ne délire pas. Je vous en prie, passez devant. Je n'en ferais rien. Il est temps de se réveiller.

Je n'en ferai rien.

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