Le son ne marchait pas et la musique me faisait la nique. Je n'osais
redémarrer, inquiet de quel dysfonctionnement inédit l'ordinateur aurait
bien pu cette fois-ci inventer. Écrire me semblait tout indiqué.
J'avais plein d'histoires. Quand je n'avais pas d'histoires j'avais des
phrases. Quand je ne trouvais pas de phrases il me restait toujours des
mots. Au pire, il resterait toujours une syllabe, un phonème pour
m'accompagner comme un vieil ami dans mes... trucs. Le silence, lui,
s'en foutait. On pourrait toujours glisser sur lui, l'utiliser comme un
véhicule ou en faire la toile de fond de grandes fresques bavardes. Le
silence serait toujours là à nous contempler, mes vieux potes de
phonèmes et moi, traîner dans sa toile de fond je m'en-foutiste. Le
silence ne nous contredirait pas, pas plus qu'il ne cautionnerait nos
virées. Le silence passerait de grand suspect à géniteur bienveillant
comme il faisait toujours. On l'engueulerait sans risquer de sanctions,
on le prierait ensuite sans que ce soit une humiliation. Le silence ne
ferait pas de vagues. Le camion de silence passerait chaque année le
contrôle technique malgré son allure de plus en plus renfrognée et
insécure. Le bon vieux véhicule de petite portée et toile de fond
provinciale enclavée tiendrait bon tandis que nous nous lancerions dans
des jeux de plus en plus fous, de plus en plus incongrus, tandis qu'on se livrerait à des orgies
solitaires, à des messes délirantes, avec la troupe de fidèles phonèmes -
certains seraient partis à force, comme à mesure les notes hautes dans
la tessiture des fumeurs, comme à mesure les neurones de ceux qui
boivent, comme à mesure l'espérance pour à peu près tout le monde - mais
il en resterait toujours assez pour s'amuser - s'amuser, s'amuser à
clamser en douce sans que le silence jamais n'actionne la manette rouge
de danger. J'avais plein d'histoires, à tout le moins des embrouilles et
des petits couperets rigolos de cigares, de modestes décapitations
portables, des choses sympathiques et le cœur sur la main, des choses
légères et dynamiques, des ricochets dans la toile de fond la
carrosserie cabossée le lac étale du véhicule écran trampoline du
silence. J'avais du sens et des choses à dire, c'était les invités des
phonèmes, ils traînaient avec eux comme des petits frères un peu
pénibles mais qu'on ne pouvait décidément pas laisser errer dans les
arcanes incertaines de la toile de fond, les rues sont sans pitié pour
les agneaux de sens, il en va de notre responsabilité, on pourra
toujours les laisser jouer dans la salle d'à côté tandis que mes potes
phonèmes et moi on s'emballera, dans des billards meurtriers, dans de
démentiels champs de batailles clos une heure après minuit, on
s'emballera phonèmes et moi parce qu'on ne sait faire que ça, parce que
ça date du temps où on était mômes et qu'on se donnait l'impression, mes
potes phonèmes et moi, de traîner toujours dans les pattes de nos
phrases dans leurs virées, et nous à traîner dans leurs pattes à
demander quand est-ce qu'on rentre à la maison, dis maman, dis papa,
quel est le sens de tout ça, quand est-ce qu'on veut dire, et c'est quoi
qu'on veut dire ce soir. Ils ne nous lâchaient pas, la marmaille du
sens, la tendre et hasardeuse progéniture de chiards sensés pendant nos
virées dans des délires qui fermaient de plus en plus tôt et nous
emmenaient chaque fois moins loin, et nous connaissaient trop bien et
trop peu pour ne pas nous regarder avec l'air de dire, "tiens voilà du
temps qui passe", "tiens c'est encore les autres", avec l'air de ne pas
croire en nous et peut-être en nous suspectant d'avance d'abuser des
illusions qu'eux-mêmes nous vendaient, tout prêts à dégainer l'épée de
Damoclès des "ah messieurs on ne sert plus", mais c'est bien de rêves
qu'il s'agissait, mais ce n'est même pas de choses interdites qu'il
s'agissait, mais on n'est pas des hors-la-loi, mes potes phonèmes et
moi, mais on ne fait rien de mal, mais si c'est ça je ne remettrai plus
jamais les pieds ici, et ainsi de suite tandis que les mômes de raison
nous tirent par la manche pour ne pas rentrer trop tard, parce qu'ils
sont bien à la maison, parce qu'il n'y a pas besoin de bouger et de
payer et de rompre le bon vieux silence pour rêver, parce qu'ils ont à
fabriquer le monde imaginaire dont plus tard comme moi et mes potes
phonèmes, ils chercheront en vain dans silence-ville l'extension. Autant
qu'ils rêvent grand quand il nous reste un mouchoir de poche et que de
cet imaginaire-là, celui gratuit du dedans, on s'est fait virer sans un
sou en poche, on vient transiter sur le palier sans même plus oser
sonner, parce qu'on est devenus grands et que la crèche n'avait plus de
place, et, pfff...
Le son ne marchait pas. M'était venue
pas très marrante cette histoire de moi et mes phonèmes qui tentent un
peu pathétiquement de faire les quatre cents coups dans les tripots du
délire de silence-ville alors qu'ils écopent de la garde des gamins, qui
sont le sens des phrases. Cette métaphore - ou était-ce une comparaison
- ne me paraissait pas claire, pas claire du tout, et je n'aurais rien
pu en expliquer à personne en vrai. On ne m'aurait de toutes manières
pas laissé terminer, en imaginant que qui que ce soit soit disposé, en
vrai, à me laisser commencer. Et ce n'est même pas injuste, puisque
c'est n'importe quoi. Alors, écrire me semblait tout indiqué. Qui après
tout aurait pu dire s'il y avait, s'il y aurait quoi que ce soit à en
tirer. Peut-être, à seize heures un quart, en marchant dehors et à y
repenser, un sourire passager et un sentiment de légèreté.
Vraisemblablement le mien. Peut-être quelque chose à partager, dans
cinquante siècles et tout bien rétamé.
J'ai redémarré.
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