De grands moments vides où rien ne convient, mais rien ne gêne trop
non plus. On commence à se dire qu'il serait bon d'arrêter le tabac
parce qu'il est néfaste et cher ; qu'on n'est plus si jeune (ce ne
serait pas un jour où on se sentirait horriblement vieux, juste "plus si
jeune" : se confrontant au temps avec plus de réticence que de révolte,
renâclant gentiment mais ouvert à toute éventuelle négociation, plutôt
que déterminé à lui tourner le dos - prêt à remplir à un formulaire puis
à faire la queue au guichet des réclamations du temps - résigné à une
patience d'usure ["life is fair but so uncool"] dans le protocole du
procès contre le temps - "plus si jeune" et à la même enseigne que tout
le monde, mesquin et commun, avec seulement des phrases plus longues et
un petit air d'on-ne-sait-pas-où-il-veut-en-venir, avec une pointe de
dites-moi-on-dirait-même-qu'il-le-fait-exprès-et-que-ça-le-fait-sourire),
arrêter le tabac et faire taire un peu cette musique jamais trop utile
et chère aussi, très chère musique, très cher art pauvre, très cher
minimalisme de minimas sociaux, on pourrait arrêter aussi le chocolat,
la libido, le délire poétique, les amis, on pourrait arrêter aussi
d'arrêter, arrêter le renoncement, arrêter l'esprit d'entreprise,
arrêter la déprime de n'en faire pas assez, la flemme d'en faire trop,
l'écoulement indéfini de cette phrase et juguler le flot incoercible de
nouvelles phrases bondées de petits mots qui ne supportent pas la
promiscuité, tous ces mots serrés contre d'autres dans ce wagon de métro
bancal qui a gardé l'odeur de cigarettes des années soixante-dix, tous
ces mots qui rêvent d'exprimer leur individualité et qui "se font tout
petits dès qu'ils peuvent en dire un mot" - les petits mots qui se font
tout petits quand ils peuvent en dire un mot, l'excès de citations de
Dominique A et autres mantras du métro, autres mantras du métro, des
jours où tout arrêter mais pas trop, disons que ça ne se verrait pas
tellement, même par l’œil intérieur, peut-être parce que - certains
jours - on n'a pas trop l’œil intérieur en face du trou intérieur - et
qu'on ne demande qu'à biaiser, biaiser à perdre alien, pardon, pardon,
d'accord, d'accord, je retourne dans la file et j'attends poliment.
De
grands moments trop pleins de vide, où on pourrait tomber sur l’œuvre
qui donne un sens à sa vie - des jours ainsi où on ne dit pas je, le
vide a ses pudeurs et ses modesties, fausses sans doute comme les jours
où le matin tombe à midi et où l'on pense à arrêter de fumer - tiens
j'ai rêvé d'une voiture qu'on m'offrait en attendant que j'obtienne mon
permis - la monitrice ornait ses vitres de découpages enfantins en
espèce de papier mâché dont j'espérais qu'il ne tiendrait pas trop
longtemps, avec mon prénom dessus maladroitement calligraphié - je
pensais qu'à 40 ans je pourrais conduire et je chantais Autonomy des
Buzzcocks - on pourrait faire un roman avec les titres des chansons des
Buzzcocks - des jours où on pourrait tomber sur l’œuvre de sa vie en
faisant "moui pas mal, j'écouterai tiens, un jour où j'aurai plus envie
d'y croire".
Ça pourrait être un jour merveilleux, le jour
où, réalisant qu'on n'a jamais eu l'air cool, et que les quelques
moments où on croyait l'avoir, cet air cool, sont sans doute les plus
tendus et douloureux de notre existence - on pourrait avoir envie de
s'habiller plus mal encore, d'écouter encore moins les bons disques, les
bons artistes, de faire des phrases plus longues et d'accéder au
paradis déconnecté des fous sur la colline ; mais on est trop cérébral,
on aime trop l'ironie, on ne peut pas prétendre à l'art brut, il n'y a
pas de file d'attente, l'illumination a trop tardé et nous sommes tombés
facilement dans le commérage en bas de l'escalier, nous nous sommes
vite retrouvés à bavarder de nos vides, nous n'avons jamais eu l'air
cool mais nous n'avons jamais été si seul non plus, alors, back to
nowhere initial, back to where it all began.
Des jours où
on passe plus de temps à chercher de la musique à écouter qu'à écouter
de la musique. Le jour des vagues curiosités. Des provisions
d'espérance, des espoirs provisoires. On pourrait arrêter les phrases à
rallonges à coulisses à tiroirs, le tabac les dépendances les rêves et
les voitures, la musique peut-être mais pas les Buzzcocks. Ce n'est
pourtant pas le meilleur groupe du monde. D'abord, il y a "cette
histoire de bite dans leur nom", comme dirait le personnage de Ian
Curtis dans Control je crois (romancé, adapté, scénarisé, traduit, puis
en l'état cité de mémoire par votre serviteur, je ne lui ferais pas une
confiance sans bornes à votre place), ce côté potache et cette tendance
punk à s'auto-discréditer, cet air de bien trop s'amuser pour rentrer
dans la sphère du songwriting sérieux
dans-une-maison-de-campagne-retiré-du-monde-comme-un-écrivain-pain-bénit-du-rock-érudit-muni-des-moyens-analytiques-de-l'étudiant-en-lettres-et-auquel-il-ne-reste-plus-qu'à-appliquer-ses-grilles.
Mais
on n'a pas les meilleurs oreilles du monde, on n'a pas le meilleur cœur
du monde, on n'est pas un écrivain, on n'est pas bien sûr tous les
jours d'être un formidable songwriter et malgré complexes scrupules
spirales tristesses et ces grands moments de vide, quand tout le reste
et le plus pointu, et le plus pertinent, et le plus "digne d'attention"
fout le camp, il ne reste pas des masses de groupes à la fois
humanistes, intelligents, drôles et vivants - à notre connaissance, qui
pour notre part n'est qu'un amas d'ignorances et de préjugés désireux et
inquiets d'accéder à leur puberté, ignorances et préjugés se pressant
les unes contre les autres dans un wagon métaphorique qui a perdu le fil
de ce qu'il voulait dire. Alors on écoute "Hollow inside" en se disant
que la prochaine fois, un jour moins vide, on essaiera de chroniquer
autre chose que les Buzzcocks et Dominique A, mais que là...
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