"Côte... Côte... Un peu d'épistolaire électronique. Quelques voitures
et rites vaudou. Certaines pour des frigos à remplir, d'autres plutôt
axées transat. Côte... Des génuflexives, d'autres spartiates. Des
feng-shui, des oniriques, pas beaucoup d'à vapeur, plus des franchement
atomiques. Côte ! Côte...", prononce, d'une voix de bande magnétique
dont on fait varier la vitesse de déroulement, le Grand Poulet Sauvage,
l'autorité du lieu. De son bec saillent quatre longues dents élastiques
comme des jarretelles. Puis il s'envole très haut dans l'invisible d'un
plafond aussi haut que le ciel. Gidjil accablé baisse la tête sans plus
chercher à le suivre du regard. Mais des boulettes de plumes, de petites
balles blanches qui ressemblent à des parodies de flocons de neige,
zigzaguant selon toujours les mêmes trajets, se mettent à tomber sur
lui. C'est la bibliothécaire, blonde, frisée, avec des lunettes, un joli
sourire, pas de nom, qui lui fait signe de la rejoindre, en haut, elle a
quelque chose à lui montrer.
Longs couloirs, escaliers,
Gidjil se dit qu'il s'est déjà perdu dans ce lieu immense, un peu hôtel
avec ascenseurs de chiffres impairs seulement, un peu université
d'amphithéâtres, un peu dédale institutionnel et labyrinthe
essentiellement vertical, colimaçons, cages, dérobés, hauteurs
inaccessibles, chemins détournés, infinis escaliers, lieu de travail,
lycée, dans quelque autre rêve il y traversait de semblables déserts
studieux, y croisait déjà des ombres brèves de gens qui sont tout à
autre chose, et s'y trompait déjà mille fois de portes, et d'escaliers,
d'escaliers, d'escaliers.
C'est comme de faire une longue
course avec les escaliers, avec de l'escalier déguisé en mille
escaliers, course dont les adversaires et les conditions changent à
presque chaque marche. Il accède enfin à l'exigu bloc de béton nageant
dans les hauteurs que la bibliothécaire sans nom appelle son bureau.
Celui-ci est un lieu périlleux sans cloisons et ses quelques mètres
carrés donnent sur le vide d'en haut comme sur celui d'en bas.
"Regarde
ce que j'ai trouvé !" dit la bibliothécaire en invitant Gidjil à
s'installer devant l'ordinateur. Il n'y a pas de chaise et il faut se
contorsionner, s'ajuster le corps et la vue plusieurs fois pour avoir
l'accès à l'image, petite comme celle d'une lunette de panorama,
trouble, monoculaire. Dans cette espèce de moitié de stéréoscope, il
voit : la figure de Galada, une héroïne mythologique, peinte il y a des
milliers d'années. L'image se rapproche de son beau visage, puis de son
œil, puis de la cornée de cet œil. "Ce qu'il y a d'intéressant, tu vois,
c'est que dans cette cornée le peintre a repeint la réplique miniature
de l’œil de Galada. Ce procédé illustre le propos du poète :" - la
bibliothécaire est si méthodique qu'il semble que toutes ses phrases se
terminent par deux points, elle est toujours sur le point d'expliquer
quelque chose. Sur le minuscule écran en incrustation sur l’œil et la
cornée, une phrase en caractères gras suivi d'un nom d'auteur. La phrase
emploie des mots inconnus de Gidjil, mais il comprend l'idée que la vue
comme sens tend vers l'ouïe. Il pense au titre de Claudel, l’œil
écoute, mais n'ose pas la soumettre à la bibliothécaire. "Il faut
remettre mon rêve d'aplomb, cet œil dans l’œil n'est pas d'aplomb, cet
œil dans l’œil il faut remettre, cet œil n'est pas d'aplomb mon rêve, il
faut" - pense-t-il en boucle et par modules.
Il se
rappelle alors qu'il est venu chercher une rareté de collectionneurs, un
livre censuré, fascinant et sulfureux d'un auteur anglais dont lui et
un ami parlaient devant ce qui n'avait alors que l'allure d'une
librairie quelconque, aux dimensions ordinaires. C'est là que les
bibliothécaires ont réagi au nom d'auteur prononcé et invité Gidjil à
entrer. "Mais oui ! Nous devons l'avoir quelque part."
Depuis,
Gidjil emprunte tous les escaliers possibles et tous travaillent à
retrouver l'ouvrage. Au moment où l'un des bibliothécaires appuie sur le
bouton Entrée de son ordinateur, cherchant dans des archives
numériques, un carton tombe d'une étagère poussiéreuse. Le livre est là,
dans ce carton, ainsi que cinq autres ouvrages sauvés de la censure.
Mais malgré ce petit nombre, il est très difficile d'aboutir la quête,
pour deux raisons. D'une part, sur les six livres de larges bandes de
scotch noir barrent le titre, l'image de la couverture, la tranche, le
nom de l'éditeur et de la collection, toute information. D'autre part,
quand bien même ceux-ci seraient lisibles sur les ouvrages - Gidjil ne
s'en rend compte qu'à cet instant - il lui est impossible de se souvenir
du nom de l'auteur et du titre du livre qu'il a passé tout son rêve à
chercher. Le but s'est effacé dès que la quête a commencé. La quête est
devenue le but d'elle-même, et mille escaliers les issues de mille
autres escaliers, et une fois trouvé qu'on ne cherchait qu'à chercher,
Gidjil commence à se demander si ce n'est pas un peu du temps perdu tout
ça, s'il ne serait pas temps de se réveiller, et la Volaille Suprême
reprend sa mélopée : "Côte... Deux ou trois en scooters. Certaines de
malédiction sauvage, d'autres à mi-sourire vague... Côte... Certaines
comme des écueils et d'autres à parachute. Des bucoliques. Des
instantanées. Côte..."
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