1 - Moments intenses du poulet de nuit

Le balcon a l'air de tomber. C'est-à-dire qu'il est accroché comme par des clous. La ville a son grand bâtiment. Dix-sept mille personnes environ sont dans les rues, pour les achats de Noël et les manifestations. Le temps louvoie. Comme par des clous plantés en l'air. On se sent pris de haut par les pavillons phoniques de chorales exsangues. On passe par où on ne passait plus pour se rappeler pourquoi. Ça n'est plus là, noël non plus. Le temps louvoie.

Les choses vont gentiment à rebours, dix-sept-mille quelqu'uns rangés chacun. Désir, rire, visages poupins d'unes, fiertés, fermeture éclair, promotion, un trentenaire habillé par sa mère et qui marche plus au milieu que d'autres.

Vingt-cinq qui soient à la fois trentenaires mâles chômeurs moyennement intelligents, d'autres types, et un seul - Gidjil - qui soit en ce moment louvoyant du temps : "en voie de négociation pour s'accorder avec ses contradictions" : en voie de négociation pour s'accorder avec ses contradictions, et bien sûr inconscient de cela et de quoi que ce soit. Un seul qui serait Gidjil, le personnage. J'espère que cette fois-ci ça marchera, le coup du renoncement ça n'allait pas. Le temps biaise et n'est pas réglo, il faut toujours s'y prendre à plusieurs fois pour qu'il vous parle en face. Passer par où on ne passait plus pour se rappeler pourquoi.

Trentenaire habillé par sa mère non pour cela dénué de dignité s'il vous plaît mâle et dans la moyenne de tout, peu lecteur surtout redevant spectateur, des séries, comiques ou dramatiques, assez peu souvent policières. Une médicale. Deux ou trois adolescentes, goût plus ou moins assumé. Ou bien policière étrange datant d'au moins deux décennies avec génie cinématographique. Géniales cinématographiquement. Merveilleuses narrativement. Efficaces. Britanniques. Américaines. Cosmopolitaines. Peu rurales. Avec des livreurs et d'autres télévisions à l'écran. Des ordinateurs et des tragédies familiales et des fictions d'amitié réchauffante. Peu d'amères et de désespérées, mais quelques unes d'un pessimisme revigorant. Pas tellement d'accouchements new-yorkais. Un peu d'un peu gay, peu de très lesbien. Pas de puritains, mais un peu de mystiques et de martyres. Des séries en série, de tous genres et chacune d'un certain. Il n'en sait rien.

Trentenaire portant des vêtements achetés par sa mère, précisons, disposant de toutes ses facultés psychomotrices et vivant tout de même dans son logement, tout de même, précisons. Chez lui avec l'instant du soir tombé dans un coup fourré du temps qui n'en n'est jamais à son premier, l'instant du soir tombé même pas forcément mal intentionné, Gidjil.

Gidjil remontait dans l'escalier éclairé, c'était la nuit. Gidgil était un oiseau de nuit, mais sédentaire. Pas un fou-fou qui sortait tout le temps, il restait chez lui mais souvent éveillé, la nuit. Un poulet de nuit. Il était descendu pour voir s'il pouvait faire quelque chose à la minuterie bloquée. Il avait trouvé en bas de la courette le disjoncteur des communs. Il avait coupé le circuit des communs. Tout alors avait été noir, noir de nuit, mais c'était une solution pour le problème de la minuterie bloquée.


Il s'en était rendu compte quelques minutes avant, la lumière par la fenêtre qui ne voulait pas s'éteindre. Tous les voisins dormaient sans doute, aucun passage, aucune raison pour la minuterie d'éclairer encore la courette. C'est là qu'il s'était dit que c'était sans doute bloqué. La minuterie. C'est pour ça qu'il était descendu, plein de bonne volonté pour résoudre le problème. Comme un être vivant impliqué dans les problèmes de la société, comme un héros du quotidien, quelqu'un qui se bat, qui se ramasse souvent mais qui se relève à chaque fois. Tout le monde dormait ou s'en fichait, lui il sortirait sans même enfiler de veste, basculerait l'interrupteur du circuit des communs, et le problème serait réglé.

A sa manière, discrète et qu'on pourrait croire anodine, il aurait fait un tout petit quelque chose pour améliorer le bien-être de ses voisins, le monde dans lequel il vivait. En somme il se serait fait sa place, le temps d'une coupure de courant.

Tout était noir de nuit quand il avait tourné le bouton. Il le retourna pour rallumer le circuit, en se disant qu'après tout, l'électricien viendrait sans doute le lendemain pour résoudre le problème sans pour autant priver les communs d'électricité, les communs c'est-à-dire l'éclairage mais aussi l'interphone, qui aurait pu être nécessaire même à cette heure avancée - lui-même, dans des moments un tant soit peu plus intenses de sa modeste vie, n'aurait pas pu supporter qu'à cause d'un voisin zélé et égoïste, prêt à couper tout le courant de l'immeuble pour dormir paisiblement sans lumière à travers la fenêtre (et les volets, c'est fait pour les chiens peut-être ?), sa fiancée punk, son patron psychotique, son fils prodigue, son dealer ou sa figure rédemptrice, n'importe quel personnage haut en couleurs de la vie romanesque d'un fou-fou qui sort tout le temps, d'un patachon, n'appuie sur le bouton de l'interphone, aussi avancée que soit l'heure, qu'en vain, et que tout tourne court et rentre dans la norme à cause d'un couillon qui n'a trouvé d'autre solution au problème éminemment temporaire de la minuterie bloquée que celle stupide de couper le courant des communs.

Il rentra donc chez lui par l'escalier en renonçant à faire quoi que ce soit à cette satanée lumière bloquée, ne ferma pas les volets (en y pensant, la lumière ne le dérangeait pas plus que ça en fait), et s'endormit en essayant de penser aux moments intenses de la vie qu'il menait quand il était plus intelligent, dans le temps. Les moutons interloqués sautaient la haie en haussant les sourcils face caméra, comme les figurants improvisés des micro-trottoirs télévisés.

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