Un jour sympatoche, le
deuxième plus mauvais clarinettiste du monde regardait son étui avec une
sorte de tendresse désapprobatrice mêlée d'amour fou et d'économie.
C'est exactement comme cela qu'il regardait son étui, et il pensait le
regardant : "Tssss... Tsssss ! Brian Eno était censé ne pas savoir jouer
de son propre instrument dans le Portsmouth Sinfonia, puisque c'était
le principe de fonctionnement de cet orchestre, qui avait pour ambition
d'être "le plus mauvais du monde". L'instrument qu'il s'était attribué,
c'était la clarinette. Et il en joue mieux que moi. Woody Allen aussi.
Jean-Luc Clampin et Johnny Zgognioux, et des tas d'autres gens dont
personne n'a jamais entendu parler, aussi. A peu près tout le monde dans
ceux qui ont un jour décidé de s'amuser à jouer de la clarinette. Sans
parler de ceux qui travaillent leur instrument, humblement, sans se
prendre pour le meilleur ou le pire clarinettiste de tous les temps,
simplement parce que ça leur fait plaisir, et sans compter le temps, et
sans espérer de la reconnaissance, et sans chercher à provoquer
l'hostilité non plus. Pour eux et leur plaisir. Comme moi, tiens. Sauf
qu'ils jouent tous mieux que moi. Leurs notes sont tenues, passer d'un
registre à l'autre ne leur demande pas trois minutes d'échauffement à
chaque fois, leur embouchure est correcte, leur son mélodieux, leur âme
pure, leur égo mesuré, leurs idées pas tant tortueuses, leur cœur
sincère et leur vie ressemble à un roman qui ne se tape pas la tête
contre les murs en revenant sans cesse sur ce qu'il n'a pas su dire,
tous, pas comme moi je fais." C'est ainsi qu'il regardait son étui.
"Les financiers de Wall Street jouent mieux de la clarinette que moi ; les clochards clarinettistes aussi, sur de vieux instruments récupérés ; les retraités de tout et les clarinettistes aux dents longues, à la langue souple et serpentine ; les clarinettistes esthètes de la clarinette pour la clarinette ; les provocateurs de l'anti-clarinettisme font bloc pour mieux jouer que moi ; les clarinettistes souterrains qui jouent en secret, tout isolés qu'ils soient, jouent mieux que moi ; les clarinettistes incertains et timides et les solistes sous les feux de la rampe ; tout le monde joue mieux que moi. Même moi je joue mieux que moi parfois." Sous un regard aussi insistant, l'étui commençait à se sentir embarrassé et son skaï déjà guère plus noir hésitait vers d'autres couleurs, tant pis si ça ne se dit pas parce que c'est ce qu'il se passait.
"Dans ma tête je joue toujours mieux que moi. Mieux que ma tête je joue. Les mots ne me servent qu'à me créer des embrouilles, je ne suis pas fait pour parler, pour raconter, je ne suis pas fait pour être écouté, entendu, mais seulement je ne sais pas me taire. Peut-être pas assez de religion d'aucune sorte ni d’athéisme assez ferme. Pas assez de clarinette. Même la clarinette ne me cloue pas le bec, c'est pourtant ce qu'il faudrait, que mes lèvres soient bien hermétiquement fermées et ne laissent pas passer l'air en dehors. Dans tous les tutoriels de clarinette ils disent ça. Mais quand je joue et quand je parle, c'est le vent qui joue à travers moi, je suis son instrument comme disaient les poètes de l'ancien temps, l'instrument du vent, le type possédé par le souffle, littéralement enthousiasmé, je suis l'instrument d'une Puissance qui ne croit pas en elle et ne clôt pas assez ses lèvres sur moi, je suis une cigarette qu'un dieu qui ne croit pas en lui crapote dans la cour de récréation pour faire comme les copains ; je suis une clarinette trop pleine de fuites, je ne sais pas plus jouer que ne pas jouer. Je cours après des hasards heureux et je n'ai pas de méthode pour ça, pas de tutoriel ni de quoi panser les précipices attenants aux hasards heureux, les désastres mitoyens ; la perte que perpétue la quête, sans autre trouvaille que d'autres pertes, c'est comme cela que ça sonne quand je joue de la clarinette." L'étui se disait qu'il faudrait sans doute revoir tout ce passage, qui lui paraissait, comme ça, au jugé d'étui, du haut de son petit quant-à-lui d'étui, au mieux maladroit.
"Ne pas laisser passer l'air, quand on est sa propre girouette, ça paraît difficile. Il y a toujours quelque chose de contraint dans le monde autour de moi, quelque chose qui ne sait pas respirer, et à quoi je veux m'opposer, à quoi je veux m’époumoner, et bientôt, à l'instant, ce contre quoi je m’époumone c'est la faiblesse de mes poumons que j'accuse, et c'est à elle que j'en veux - acheteur crédule et bon client de toutes les mauvaises consciences, je ne bénéficie jamais des bonus de révolte et de beauté qui vont avec, je joue de solidarités abstraites, la solidarité du mix en multi-pistes, chacune des pistes par soi jouée, montée, corrigée, remontée, mais qu'est-ce que je voulais dire déjà, je ne sais pas bien. Je ne sais pas. Jouer de la clarinette, je ne sais pas. Pourtant j'aime ça." C'est ainsi qu'il regardait son étui.
"Je crois que j'aime ça, pourtant oui. C'est bien tout ce qui compte. N'est-ce pas." Ça n'avait pas bien l'air d'une question et l'étui ne répondait pas - comme quoi les choses et les faits s'alignent parfois très bien, de manière cohérente et linéaire, comme des petits bouts de roman. "Et si ce n'est pas tout ce qui compte, c'est bien tout ce qui reste. Et si ce n'est pas tout ce qui reste, je vais finir par parler pour ne rien dire, ce qui serait cohérent, attendu que j'ai commencé en parlant pour ne rien dire, ou en ne rien disant pour parler, à un étui fermé qui plus est. Tiens, j'achèterais bien du pain."
Mais l'heure avait avancé et il n'ouvrit pas la porte, ne traversa pas la rue pour ne pas constater que la boulangerie était normalement tout aussi fermée que des portes et un étui fermés, et tout aussi fermée que tout ce qui peut ne pas s'ouvrir dans l'infinité du monde.
"Je pense que je pourrais aussi bien tenter de la faire parler", se dit Jean-Pierre en ramassant le collier.
"Les financiers de Wall Street jouent mieux de la clarinette que moi ; les clochards clarinettistes aussi, sur de vieux instruments récupérés ; les retraités de tout et les clarinettistes aux dents longues, à la langue souple et serpentine ; les clarinettistes esthètes de la clarinette pour la clarinette ; les provocateurs de l'anti-clarinettisme font bloc pour mieux jouer que moi ; les clarinettistes souterrains qui jouent en secret, tout isolés qu'ils soient, jouent mieux que moi ; les clarinettistes incertains et timides et les solistes sous les feux de la rampe ; tout le monde joue mieux que moi. Même moi je joue mieux que moi parfois." Sous un regard aussi insistant, l'étui commençait à se sentir embarrassé et son skaï déjà guère plus noir hésitait vers d'autres couleurs, tant pis si ça ne se dit pas parce que c'est ce qu'il se passait.
"Dans ma tête je joue toujours mieux que moi. Mieux que ma tête je joue. Les mots ne me servent qu'à me créer des embrouilles, je ne suis pas fait pour parler, pour raconter, je ne suis pas fait pour être écouté, entendu, mais seulement je ne sais pas me taire. Peut-être pas assez de religion d'aucune sorte ni d’athéisme assez ferme. Pas assez de clarinette. Même la clarinette ne me cloue pas le bec, c'est pourtant ce qu'il faudrait, que mes lèvres soient bien hermétiquement fermées et ne laissent pas passer l'air en dehors. Dans tous les tutoriels de clarinette ils disent ça. Mais quand je joue et quand je parle, c'est le vent qui joue à travers moi, je suis son instrument comme disaient les poètes de l'ancien temps, l'instrument du vent, le type possédé par le souffle, littéralement enthousiasmé, je suis l'instrument d'une Puissance qui ne croit pas en elle et ne clôt pas assez ses lèvres sur moi, je suis une cigarette qu'un dieu qui ne croit pas en lui crapote dans la cour de récréation pour faire comme les copains ; je suis une clarinette trop pleine de fuites, je ne sais pas plus jouer que ne pas jouer. Je cours après des hasards heureux et je n'ai pas de méthode pour ça, pas de tutoriel ni de quoi panser les précipices attenants aux hasards heureux, les désastres mitoyens ; la perte que perpétue la quête, sans autre trouvaille que d'autres pertes, c'est comme cela que ça sonne quand je joue de la clarinette." L'étui se disait qu'il faudrait sans doute revoir tout ce passage, qui lui paraissait, comme ça, au jugé d'étui, du haut de son petit quant-à-lui d'étui, au mieux maladroit.
"Ne pas laisser passer l'air, quand on est sa propre girouette, ça paraît difficile. Il y a toujours quelque chose de contraint dans le monde autour de moi, quelque chose qui ne sait pas respirer, et à quoi je veux m'opposer, à quoi je veux m’époumoner, et bientôt, à l'instant, ce contre quoi je m’époumone c'est la faiblesse de mes poumons que j'accuse, et c'est à elle que j'en veux - acheteur crédule et bon client de toutes les mauvaises consciences, je ne bénéficie jamais des bonus de révolte et de beauté qui vont avec, je joue de solidarités abstraites, la solidarité du mix en multi-pistes, chacune des pistes par soi jouée, montée, corrigée, remontée, mais qu'est-ce que je voulais dire déjà, je ne sais pas bien. Je ne sais pas. Jouer de la clarinette, je ne sais pas. Pourtant j'aime ça." C'est ainsi qu'il regardait son étui.
"Je crois que j'aime ça, pourtant oui. C'est bien tout ce qui compte. N'est-ce pas." Ça n'avait pas bien l'air d'une question et l'étui ne répondait pas - comme quoi les choses et les faits s'alignent parfois très bien, de manière cohérente et linéaire, comme des petits bouts de roman. "Et si ce n'est pas tout ce qui compte, c'est bien tout ce qui reste. Et si ce n'est pas tout ce qui reste, je vais finir par parler pour ne rien dire, ce qui serait cohérent, attendu que j'ai commencé en parlant pour ne rien dire, ou en ne rien disant pour parler, à un étui fermé qui plus est. Tiens, j'achèterais bien du pain."
Mais l'heure avait avancé et il n'ouvrit pas la porte, ne traversa pas la rue pour ne pas constater que la boulangerie était normalement tout aussi fermée que des portes et un étui fermés, et tout aussi fermée que tout ce qui peut ne pas s'ouvrir dans l'infinité du monde.
"Je pense que je pourrais aussi bien tenter de la faire parler", se dit Jean-Pierre en ramassant le collier.
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