Sans y penser (My funny valentine) - Mots (Sweet Jane)


1

On pouvait presque respirer, aller de lieu en lieu sans y penser, on dealait du scopitone, avec des aléas, les trottoirs faisaient pop, collants de couleur, trafic dense, drogues légères, des rêves arrivaient, avec des guitares, moderne à l'instant, des choses sauvages vécues comme filmées, partie d'un tout, j'étais partie d'un tout.

Je vivais dans un précipité avant de cristalliser en solide, concret, je ne sais pas, drôlement je vivais irrésolue toute agitée, toute ville aux passants donnée, vue à peine et sentie partout, mêlée confuse éparpillée, parcourue à l'aveuglette et personne ne m'écrivait.

Je restais à faire, comme en chantier, lueur mouvante à l'instant T, unphotographable qui restait à rêver et qu'on osait deviner avec des pincettes, mal embouchée.

J'étais folle d'autres que moi, ça ne m'appartenait pas, je voulais qu'on me dise quoi mais je n'écouterais pas. J'étais folle hors de moi, dedans les choses s'écoulaient dans l'ordre avec ennui, je pouvais bien y mettre quoi que ce soit, je n'y semais pas la mort, à peine déviais-je peut-être quelques chemins pris, quelques gargouillis rarement trahis et de la suite dans les idées, je m'y baladais dans les idées, comme en des cieux fumigènes à l'arôme pomme pourrie, qu'il faut croquer pour voir, avec des dents que la foi blanchit dans l'obscur, et des pépins qu'on avale en rêve parce que ces choses n'arrivent pas et qu'il s'agit de trouver quoique ce soit d'ouvert avant la prochaine guerre.

Je ne pensais pas à tout ça, je n'en voulais pas. J'étais inscrite là et ça commencerait en septembre. J'y irais quelquefois puis m'en lasserais déjà. Je ne pensais pas à tout ça. Je ne savais pas.

Mon existence était conditionnée par l'envie qu'on aurait de me rêver. Il faut beaucoup de bonne volonté. Je ne suis pas un rêve donné, car il y a ce corps dedans qui s'écoule et ce que j'y fais, et ce à quoi j'adhère qui est un courant d'air faisant tourner en tout sens des imaginaires à découvert, et cela va tellement vite que c'est déjà fait, alors l'attention s'endort et personne ne dépasse jamais la première ligne, j'aurais bien voulu être une œuvre mineure arrachée sur le tard à l'oubli par quelque universitaire, quelque chose de pas si important qui aurait eu le mérite d'exister, à une date discutable et contestée, une invention sans avenir projetée sur un drap par des frères incrédules - mais je l'ai dit déjà, personne ne m'écrivait; à peine me laissais-je sentir, toujours à des détours, et j'étais bonne à prendre je pense, bonne à prendre pour qui que ce soit, pour peu qu'on y parvienne, pour peu qu'on y vienne, avec le mérite d'essayer, bonne à s'y méprendre et dans le sens qu'on veut.

Et je m'étais inscrite à ça, et c'était du chinois, tout ça, le mérite d'exister, pour qui veut bien s'y pencher, un claquement de doigts, mini-eurêka puis "non, ce n'est pas ça", une émotion évasive, un frisson par ci par là, pas de quoi non plus.

Et rien d'ouvert, tout ce qu'il y a de plus férié, en attendant, je me promenais sans y penser, des fois qu'une sensation vienne à vouloir me rencontrer, ou quelque chose, se passer.


2

D'ailleurs il ne s'agissait pas de moi, il y a toujours d'autres à demander, ça ne doit pas se passer comme convenu, il faut du risque et du négoce, s'il s'agit juste de s'inscrire et de suivre la file et d'arriver à l'heure, alors qu'ils les liquident tout de suite sans passer par les plaisirs comptés, s'il s'agit de n'être personne alors d'accord enfin.

J'ai de grands yeux pour ça, il faut du refus et de la résistance, picorer grappiller dans les lois merci ça va. Il y a toujours un pont fragile à emprunter, quelque chose à voltiger, il y aura toujours des fauteuils et de l'argent et je préfère voltiger. Sans ça je serais sûre de ne jamais me tromper. Je veux me perdre et une fois perdue, me noyer. Une fois noyée je ne sais plus, il y a toujours un pont fragile à emprunter - si ça ne fait pas peur et s'il s'agit juste d'obtenir ce qu'on a demandé et de remplir les papiers, je ne vois pas. J'ai de grands yeux pour ça.

Je restais à faire et je voulais déjà me perdre. Une fois perdue j'aurais voulu me noyer, et pourquoi je ne sais pas, et pourquoi pas. Si c'est pour remplir les cases et les papiers, et les cases à papier en plusieurs feuillets, si c'est pour travailler comme ça a toujours été fait, sur des rails et sans s'amuser, si c'est pour noter scrupuleusement les détails et évaluer les pour et les contre, si c'est pour suivre l'ordre alphabétique ça servirait à quoi de n'être personne. Attendre la lettre P pour se voir annulée, merci, à d'autres. Je n'étais pas dans la liste, il me fallait monter du rêve à coups de grands yeux, je crois qu'il le voyait comme ça, avec un bomber isolant de videur isolé, je crois qu'ils l'écrivent comme ça et qu'ils commencent par la lettre A.

Des chemins détournés comme une mèche incendiaire de cheveux. Je crois qu'il a vu passer ça et qu'il l'a senti, qu'il n'avait pas le temps de prendre des notes parce que c'était sous ses yeux à l'instant T, je crois qu'il en est encore à faire la queue au guichet des réclamations car on ne lui a pas laissé le temps de se préparer. Je crois que je l'ai pris pour ce qu'il était, et qu'il en est encore à l'alphabet, à faire des mots croisés.

Le videur, c'était fait. A la piste il y avait les rétines baladeuses, toujours les effets d'optique et je connais ce point de vue. Je n'ai rien fait de mal, c'est juste que je sais danser. And the ladies they rolled their eyes, et il s'agit de savoir quel train faire dérailler, quelle mécanique casser. J'ai de grands yeux pour ça et je sais toucher leurs points de vue, et je connais leurs ordres et je sais par où ils commencent et comment ça finit, mais qu'il nous liquident tous de suite s'il ne s'agit que de ça, si c'est pour n'être personne de cette façon-là.

Je voulais forcer la main aux imaginations malhabiles et inquiètes, et qu'ils accusent le coup enfin, que quelque chose brûle de ce monde-ci, que quelque chose prenne vie, et, province il ne s'agissait que de ça merci, piste et province et jamais aucun grand cœur surnageant, pas de Victor Hugo à la buvette, pas de Michel-Ange pour me payer un verre, alors merci à d'autres, j'ai commencé à me noyer et c'était l'autre folle qui criait, ce n'est pas une façon de défier, ce n'est pas une façon d'éprouver, c'était juste crier saoule et s'enfoncer, si c'est pour ça, et les autres, les braguettes et les rétines ouvertes, elle cherchait juste une raison d'exploser, si c'est juste pour tout brûler d'un coup, et la pièce et le théâtre, merci, perdue je voulais me noyer et je demandais autour, "c'est ici que rien ne se passe ?", je voulais voir de vraies gens pour qu'ils me paient de vrais verres et que de vrais jeux commencent et que ce soient de vraies guerres et qu'on puisse employer à bon escient les mots machination, romance, libération, toupet, déluré, épiphanie, et que ceux qui en ont le temps, dans la file d'attente de l'ordre alphabétique, alignent patiemment ces mots les uns après les autres dans des phrases réunies comme des vieilles dames dans un salon de thé, que ceux qui n'en avaient plus que le temps me récitent et m'extrapolent à leur guise, d'accord merci si ça les amuse - je voulais me mélanger, je voulais m'en mêler, perdue je voulais me noyer, qu'on m'immerge - et merci Victor Hugo qui n'avait même pas de quoi me payer un verre, même pas de quoi me noyer dans un verre d'eau.

Je me suis dit que ce serait un autre soir et j'ai rangé mes grands yeux, et le videur isolé dans son bomber isolant rigolait en faisant des mots croisés, et l'autre folle qui criait, merci la soirée, province piste isolée, et l'autre folle qui criait, merci Victor Hugo d'avoir essayé. Je voulais et puis je me suis trompée. Ça m'arrivait.

Tout le temps.

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