Dans le royaume de
Sociabilité, le prophète Exéat détestait son public. Mais pas "parfois"
ou "sous le coup de la colère" : il détestait d'une détestation
sincèrissime tous ceux qui voulaient bien venir l'écouter. Il les
trouvait nuls, pas très malins, il leur reprochait de manquer de
curiosité et d'ouverture d'esprit, il n'aimait pas leurs manières de
bailler ou d'applaudir, ou de ne rien en faire, son public comprenait
toujours tout de travers dans ses prophéties, et si ça n'avait tenu qu'à
lui, il aurait bien abandonné le métier pour se contenter de se
prophétiser tout seul. On pourrait penser que personne n'avait plus
envie de se faire prophétiser par cet homme bougon et peu liant, mais à
cette époque, il restait encore, par ci par là, qui un être déboussolé
qui avait envie de se faire engueuler, qui un adolescent en crise de
conscience, qui un étranger au royaume pour venir le solliciter sans
savoir à quelle égale colère chacun s'exposait à son tour. Ça ne durait
pas longtemps : "Qu'est-ce que tu fais là ?", mugissait notre prophète -
"je viens t'écouter", ânonnait l'égaré. "Eh bien, je te dis de t'en
aller, abruti. C'est ça ma prophétie. On parle bien la même langue ? Tu
comprends les mots que je dis ? Va-t-en. Je ne peux pas être plus
clair." Et si la pauvre âme demandait des explications, il arrivait au
prophète d'en venir aux mains.
Il n'était pas commode, ce prophète. Et il n'avait pas beaucoup de succès, comme on peut l'imaginer. Cependant, quelques uns le tenaient en estime - ceux qu'il faisait rire. "Ah, le prophète Exeat, tout de même, ça change des autres qu'on voit tout le temps là, Discours Vibrant, Généralisation Abusive, Café du Commerce et autres Jargons Abscons. Et puis avec lui, ça ne dure jamais longtemps, il n'est pas bavard au moins. Il ne se perd pas en Circonlocutions."
Il y avait un proverbe oublié dans le royaume. Personne ne l'avait jamais retrouvé, et nous ne sommes pas en mesure de vous dire de quoi ce proverbe parlait. Mais il y en avait bien un - bien que ce ne soit pas la question dont nous comptons traiter aujourd'hui.
Nous comptons traiter du prophète Exéat dans le royaume de Sociabilité, et de sa way of life, de ses petits tracas quotidiens, de ce qui le préoccupe, l'habite, ses espoirs, ses déceptions, sa vie intérieure, ses petites joies simples, ses moments de trouble et de beauté, ses moments troubles de beauté, ses beautés troublées de moments, ses contrariétés et ses joyeuses surprises, et tout un tas de choses qui le définissaient, dans cette lointaine époque d'où le conte démarre - pour ainsi dire. Le prophète Exéat dans toutes ses frasques et dans tout ce qui n'était pas ses frasques, mais les multiples et changeants aléas de ce qu'on appelle la routine de l'existence. Les petites habitudes, comme : thé ou café, heures de repas, fréquence d'utilisation des transports en commun, qui fréquente qui et comment ce prophète se positionne sur l'échiquier du pouvoir, son vrai salaire, et le nombre de brebis qu'il envoyait paître par semaine. Nous comptons parler de lui et le regarder vivre, s'émouvoir à la pointe de ses émotions, rire à ce qu'il a de comique, se poindre à ce qu'il a de poignant, dévaler pour réascensionner, à la manière de facétieux elfes, homologues rigolards du mythique Sisyphe, les montagnes russes de ses états d'âmes : en somme, tourner les pages de son existence tumultueuse.
Ce qu'il y a c'est qu'en l’occurrence c'est le calme plat en ce qui concerne le prophète Exéat. Il ne fait rien que de très négligeable, je crois qu'en ce moment-même, pensant qu'il n'y a personne pour l'observer, il se caresse l'oreille droite. Avec peut-être une espèce de délectation amère et solitaire - peut-être, une espèce ou aucune espèce de délectation, amère ou pas, solitaire si l'on veut dans la mesure où il n'est pas accompagné dans ce geste, certes. On voit mal en même temps comment qui que ce soit pourrait accompagner le geste de se caresser l'oreille - si l'on considère que le prophète Exéat fait partie de la catégorie des êtres humains valides et qu'il n'a pas plus besoin d'une machine que d'un autre être humain pour se caresser l'oreille. Qu'elle soit gauche ou droite : tout fonctionne, des deux côtés. Et c'est le cas. Le prince Exéat était valide mais aussi seul, bien plus objectivement seul à l'instant que vaguement solitaire en général, et se caressait l'oreille droite ou gauche sans prêter plus d'importance à ce geste réellement anodin. Combien de fois faut-il vous le répéter ? Peut-être la fonction du conteur est-elle d'accompagner le geste anodin de se farfouiller les bords d'oreille ainsi. Pardon je m'attendais à mieux. Je croyais m'assigner à de plus nobles missions. Je ne pensais pas que raconter des histoires se résumait à ça. Ou alors c'est ce genre d'histoires qui tombe sur nous, le raconteur, quelqu'un là haut distribue au hasard les destinées et les royaumes à décrire, et les malchanceux tombent sur Exéat et autres héros antipathiques aux destinées fades. C'est toujours pour ma pomme, quoi. Chienne de vie. Peu importe.
Un petit tour du propriétaire - ce sera vite réglé - nous apprendra que le royaume de Sociabilité était plutôt désertique. Hormis le prophète Exéat, n'y demeuraient en somme qu'un grand nombre d'insectes et de végétaux, quelques tours nonchalantes, qui ne penchaient pas franchement, mais un tout petit peu sur la gauche si l'on y regardait de près, un peuple guère nombreux - et son roi Sarcasme, et sa fille, la princesse Révolte.
"Ce n'est pas comme si on avait eu cette conversation deux-mille-neuf-cent-cinquante-huit fois, mais il va nous falloir te marier, ma pauvre fille...", marmonne aujourd'hui le roi Sarcasme à sa fille la princesse Révolte.
"De quel droit me dis-tu ça ?" - s'écrie indignée la princesse. "Mais tu t'es regardé ? Tu te crois peut-être tout permis ?" - "Écoute, ma fille, je dis juste que, comme le veut la tradition, ce serait bien si nous te trouvions un mari - enfin, avec ton accord bien sûr, je ne compte pas porter atteinte à ta liberté, grands dieux non, en aucune manière... Je te dis juste ça, il ne faut pas le prendre mal..." (il dit tout ça avec une très légère pointe de lui-même, qui achève de mettre la princesse hors d'elle).
La princesse lève les yeux au ciel. "Ne pas le prendre mal ! Mais vraiment pour qui te prends-tu, père ! Toi, me dire ça ! Et sur ce ton encore !" Elle prend à témoin leur serviteur Johnny : "Johnny, tu as entendu comment il me parle ? Est-ce ainsi qu'un père doit parler à sa fille ? Il se moque de moi !" - Johnny est tout embarrassé et demande respectueusement au roi Sarcasme : "C'est-à-dire que, je vous demande pardon mais je n'écoutais pas vraiment... Que lui demandiez-vous au juste ?" Et le roi Sarcasme répond d'un ton las : "Oh... Rien." Puis il se retire dans sa suite.
La princesse Révolte est à présent d'humeur exécrable : "Bravo ! Mais bravo ! Tout allait bien, et voilà mon père qui vient m'enquiquiner sous d'obscurs prétextes de je-ne-sais-quoi, me marier ou je ne sais quelles fadaises du même acabit !" Elle soupire fortement. "Bon, il faut que je prenne l'air, là. C'est n'importe quoi." Et elle part en claquant le pont-levis.
Je vais vous étonner. Non, en toute honnêteté je ne suis pas certain de vous étonner, mais c'est là - en quittant furieusement le palais royal - qu'elle tombe nez-à-nez avec le prophète Exéat, toujours en phase d'auto-caresse auriculaire assistée par narrateur intégré. Il la prend pour une ouaille. Il lui trouve l'air d'une ouaille, que voulez-vous. Potentielle certes, mais ouaille quand même. "Encore un qui vient chercher sa prophétie", voilà ce qu'il se dit. "Il va être servi. On ne peut même plus se caresser l'oreille sans rien demander à personne, il y aura toujours des ouailles en mal de soi - des ouailles, toujours des ouailles ! Je vais t'en fiche des ouailles moi !"
Révolte s'apprête à lui demander sèchement, d'abord ce qu'il fait là, ensuite s'il sait qui elle est, mais il ne lui en laisse pas le temps : "Va-t-en, ouaille ignare ! Prophétise-toi toi-même, ça ira bien comme ça !" - "QUOI ?" répond la princesse : "Mais qu'est-ce que tu fais là toi d'abord ? Tu sais qui je suis pour me parler comme ça ?" - "Ce que je fais là, c'est te signifier que tu n'as rien à y faire, et qui tu es : un genre d'ouaille un peu revêche peut-être" - "Je suis l'ouaille de personne, je suis la princesse de ce royaume et je te ferais dire que, s'il y a ici quelqu'un qui n'aurait rien à y faire, ce serait plutôt toi que moi. Va-t-en toi-même."
"Ah conflit insoluble ! Qui n'a rien à faire là ? Qui des deux s'en ira ?" - et d'où vient donc cette voix ? Mais c'est le petit chien Talent ! Vous souvenez-vous du petit chien Talent ? Je vous avoue que moi-même, il m'était un peu sorti de l'esprit.
C'était le chien du vieux Punk qui s'en foutait qu'on l'aime.* Comme le vieux Punk était un peu bête, qu'il criait tout le temps et surtout qu'il était mort dans une scène d'hystérie collective assez effrayante, sans me vanter, Talent était parti se chercher un nouveau maître. Il avait parcouru des kilomètres et en était arrivé précisément là, dans le royaume de Sociabilité.
Il avait quelque chose de masochiste, ce petit chien Talent. Il aimait quand les gens se criaient dessus. Peut-être était-ce un goût pour la tragédie. Toujours est-il qu'il avait cette tendance à ne remuer de la queue que pour ceux qui lui manifestaient le plus profond mépris ou la plus parfaite indifférence. Le choyait-on, qu'il s'ennuyait. Le châtiait-on, ses yeux brillaient. Quel chien bizarre. Ça ne m'étonne pas beaucoup de l'avoir oublié, bien qu'en tant que conteur et comme je l'expliquais plus tôt, on ne me donne guère de grandes épopées ou de belles histoires, on ne me donne jamais que de lamentables embrouilles à disséquer. Vous pensez bien que je ne me suis pas laissé faire, et que je me suis plaint à l'administration des contes - à cette heure, personne ne m'a encore répondu. Peu importe.
"Mais qui es-tu toi ? Va-t-en aussi, chien qui parle !" répondirent Révolte et Exéat à l'unisson - il n'avaient bien entendu pas pris la peine de s'enquérir de son prénom. "Mais quel genre de prophète es-tu, pour engueuler un pauvre chien comme ça ?" - vociféra Révolte à l'encontre d'Exéat. "Et toi alors, tu te prends pour quelle princesse pour attaquer un si mignon chien ?" - Une fois de plus à l'unisson, ils se tournèrent vers l'animalcule pour faire connaissance avec lui : "Quel est ton nom, adorable petit chien ? Mais d'où viens-tu ainsi ? Veux-tu de la pâtée ? J'ai de la pâtée..." "Royale", dit la princesse - "Prophétique", dit le prophète - c'était le seul endroit de la phrase où leur discours différait. Puis, chacun, ensemble : "Tu as vu comme cet individu me parle ? Tu oserais être de son côté ? Suis-moi, petit chien : c'est moi qui ai raison, je serai un bon maître/une bonne maîtresse, j'ai de quoi faire ton bonheur."
"En fait... Je te choisis toi, prophète Exéat. Tu as tellement raison ! Tu es tellement sympathique !" La vérité était que Talent préférait Révolte, pour les deux bonnes raisons qu'elle était plus riche et jolie. Mais Talent était un fieffé malin, assez au fait de psychologie comportementaliste. En faisant mine de préférer Exéat, il anticipait sa réaction qui ne se fit pas attendre : "Quoi ? Tu me choisis ? Mais moi je ne veux pas de toi ! Va voir l'autre ouaille, là, l'amie des chiens ! Allez-vous en tous les deux et fichez-moi la paix." C'est ce qu'ils firent.
Le petit chien Talent et la princesse Révolte partirent habiter au royaume. Tout se passait bien, et se passa longtemps bien : Talent avait de la pâtée royale tous les jours. Le roi Sarcasme était bien embêté de cette cohabitation forcée, ce qui réjouissait le cœur de Révolte. Révolte entraînait Talent à attaquer tous ses adversaires, soit à peu près, le monde entier.
Cependant, le prophète Exéat eut à faire face à une grave crise de conscience vis-à-vis de son métier : il n'avait plus personne à engueuler. Toute la population - peu nombreuse, rappelons-le - s'étant fait mordre par Talent, elle n'avait plus guère envie de se faire encore envoyer sur les roses par un prophète patibulaire qui avait perdu un nombre incroyable de points de popularité en manifestant publiquement sa haine de tout et notamment des chiens (tout se savait dans le petit royaume de Sociabilité).
"Oh, bordel... Il va me falloir trouver un nouveau mode de communication maintenant... Pfffff..." s'était dit le prophète Exéat, dont le langage n'était pas toujours à la hauteur de son statut. Il fit des efforts pour redorer son image. Il prôna l'amour de l'humanité. Il s'entraîna à recevoir avec gentillesse toute demande de prophétie. Il eut même des phases assez fulgurantes où il devinait l'avenir de gens qui ne lui avaient rien demandé. Il prit goût à cette situation. Il se mit à faire du sport. Il lança des invitations. Il mit des bouquets de fleurs fraîches sur la table. Il cuisina des mets délicats. Il s'adoucissait de jour en jour, et devenait de plus en plus sociable, amical, chaleureux et aimant dans ce royaume aride. Je crois même pouvoir dire qu'à force, il devint sincèrement bon.
Beaucoup de temps s'écoula. Et un jour, alors qu'il méditait, un visiteur égaré vint lui demander conseil. "Pardon monsieur, vous ne seriez pas prophète ?" - "Entrez, je vous en prie ! Oui, je suis prophète, en toute humilité !" - "Quelle joie ! J'en cherchais justement un ! Vous ne seriez pas Exéat ? On m'a parlé de vous ! C'était il y a longtemps..." (le visiteur fit un clin d'oeil) "Mmmmm... Longtemps, vous voulez dire : longtemps-longtemps ? Avant l'affaire du chien ?" - L'affaire du chien ? Je n'en n'ai pas entendu parler. Moi les chiens, vous savez... On m'a dit que vous étiez drôle et que vous criiez sur les gens."
Le prophète Exéat prit le soin de lui expliquer le tournant spirituel que sa carrière avait pris. Tout en lui servant le thé, en le gavant de mignardises, en lui peignant les cheveux et en lui nettoyant les pieds, il lui démontra à quel point à présent il aimait l'humanité. Cela dura quelques heures.
Le visiteur ne se départait cependant pas d'un air renfrogné et déçu. C'était depuis qu'il avait entendu l'expression "amour de l'humanité". Il s'était mis à soupirer. Repu de mignardises et de thé, il avait réclamé de la viande et de la bière au bout d'un moment. Il vidait le garde-manger d'Exéat, mais Exéat à présent était tout à la joie de recevoir enfin une nouvelle ouaille !
Il réclama un lit et un logement à la semaine, au mois, puis le blanchissement de son linge, puis de l'argent et tout et tout. Il réclama, réclama. Exéat obtempérait gentiment, restait calme et se sentait heureux : il sentait qu'il avait ici affaire à une ouaille à la mesure de ses compétences, et qu'il faudrait encore des années pour la prophétiser. "C'est une belle et juste épreuve, que de servir ce visiteur égaré venu me demander conseil !"
Des années s'écoulèrent ainsi, et un beau jour, le visiteur n'y tint plus. "Mais cela n'aura donc pas de fin ? quel raseur tu es devenu, pauvre vieux prophète Exéat ! On m'avait dit que tu faisais rigoler les gens et que tu ne leur parlais jamais plus de deux minutes, et là, ça fait des années que tu m'entretiens et tu ne m'as pas une seule fois dit de m'en aller ! Tu es devenu aussi ennuyeux que les autres, voilà tout ! Où est ta belle révolte ? Où est ton talent ?"
Patatras ! Ces deux mots - révolte, talent - qui (habileté du conteur) étaient aussi des prénoms - firent immédiatement écho dans l'âme d'Exéat, il entra dans une colère noire : "Ah non ne me parle plus de ces deux branlots suffisants qui ont foutu ma vie en l'air !" Exéat perdait le contrôle de soi, ce contrôle qu'il avait mis tant de temps à acquérir, et fulminait à présent de rage. "Dehors ! Casse-toi ! Fous le camp ! En somme : va-t-en ! Tu comprends ça ? C'est assez clair et intéressant pour toi ? Tu es servi là ? Allez, plus vite que ça !" (il avait cependant du mal à dissimuler la joie que lui causait le retour d'une colère si longtemps retenue).
Le visiteur se mit à rire, ce qu'il n'avait pas fait depuis de longues années, et déguerpit bien vite, de l'auberge d'Exéat puis du royaume entier. Il partit en courant et en riant, et sur le palier Exéat jubilait à rugir de plus belle en sa direction. Le visiteur pensait : "Ah je ne suis pas déçu, ça a été long à venir mais ça valait le coup tout de même, hi hi !" Il courait bien vite et entendit derrière lui le souffle haletant du petit chien Talent.
"La vie de royaume, c'est très surfait", se disait ce dernier. Il s'était lassé de sa princesse, qui se trouvait à court d'adversaires et ne manifestait plus autant d'entrain à s'indigner contre tout et rien. "Je m'empâtais royalement dans ce royaume-là. Je dois avoir mieux à faire de ma vie. Et puis je ne suis pas fait pour les seconds rôles, je crois. Moui..." Puis il ne réfléchit plus trop parce que galoper de toutes ses forces et à la fois penser à tout ce qu'on laisse derrière soi, cela faisait beaucoup trop pour un tout petit chien comme Talent.
__________________
* cf http://www.myspace.com//dewitoldbolikprojekt/blog/540601515
Il n'était pas commode, ce prophète. Et il n'avait pas beaucoup de succès, comme on peut l'imaginer. Cependant, quelques uns le tenaient en estime - ceux qu'il faisait rire. "Ah, le prophète Exeat, tout de même, ça change des autres qu'on voit tout le temps là, Discours Vibrant, Généralisation Abusive, Café du Commerce et autres Jargons Abscons. Et puis avec lui, ça ne dure jamais longtemps, il n'est pas bavard au moins. Il ne se perd pas en Circonlocutions."
Il y avait un proverbe oublié dans le royaume. Personne ne l'avait jamais retrouvé, et nous ne sommes pas en mesure de vous dire de quoi ce proverbe parlait. Mais il y en avait bien un - bien que ce ne soit pas la question dont nous comptons traiter aujourd'hui.
Nous comptons traiter du prophète Exéat dans le royaume de Sociabilité, et de sa way of life, de ses petits tracas quotidiens, de ce qui le préoccupe, l'habite, ses espoirs, ses déceptions, sa vie intérieure, ses petites joies simples, ses moments de trouble et de beauté, ses moments troubles de beauté, ses beautés troublées de moments, ses contrariétés et ses joyeuses surprises, et tout un tas de choses qui le définissaient, dans cette lointaine époque d'où le conte démarre - pour ainsi dire. Le prophète Exéat dans toutes ses frasques et dans tout ce qui n'était pas ses frasques, mais les multiples et changeants aléas de ce qu'on appelle la routine de l'existence. Les petites habitudes, comme : thé ou café, heures de repas, fréquence d'utilisation des transports en commun, qui fréquente qui et comment ce prophète se positionne sur l'échiquier du pouvoir, son vrai salaire, et le nombre de brebis qu'il envoyait paître par semaine. Nous comptons parler de lui et le regarder vivre, s'émouvoir à la pointe de ses émotions, rire à ce qu'il a de comique, se poindre à ce qu'il a de poignant, dévaler pour réascensionner, à la manière de facétieux elfes, homologues rigolards du mythique Sisyphe, les montagnes russes de ses états d'âmes : en somme, tourner les pages de son existence tumultueuse.
Ce qu'il y a c'est qu'en l’occurrence c'est le calme plat en ce qui concerne le prophète Exéat. Il ne fait rien que de très négligeable, je crois qu'en ce moment-même, pensant qu'il n'y a personne pour l'observer, il se caresse l'oreille droite. Avec peut-être une espèce de délectation amère et solitaire - peut-être, une espèce ou aucune espèce de délectation, amère ou pas, solitaire si l'on veut dans la mesure où il n'est pas accompagné dans ce geste, certes. On voit mal en même temps comment qui que ce soit pourrait accompagner le geste de se caresser l'oreille - si l'on considère que le prophète Exéat fait partie de la catégorie des êtres humains valides et qu'il n'a pas plus besoin d'une machine que d'un autre être humain pour se caresser l'oreille. Qu'elle soit gauche ou droite : tout fonctionne, des deux côtés. Et c'est le cas. Le prince Exéat était valide mais aussi seul, bien plus objectivement seul à l'instant que vaguement solitaire en général, et se caressait l'oreille droite ou gauche sans prêter plus d'importance à ce geste réellement anodin. Combien de fois faut-il vous le répéter ? Peut-être la fonction du conteur est-elle d'accompagner le geste anodin de se farfouiller les bords d'oreille ainsi. Pardon je m'attendais à mieux. Je croyais m'assigner à de plus nobles missions. Je ne pensais pas que raconter des histoires se résumait à ça. Ou alors c'est ce genre d'histoires qui tombe sur nous, le raconteur, quelqu'un là haut distribue au hasard les destinées et les royaumes à décrire, et les malchanceux tombent sur Exéat et autres héros antipathiques aux destinées fades. C'est toujours pour ma pomme, quoi. Chienne de vie. Peu importe.
Un petit tour du propriétaire - ce sera vite réglé - nous apprendra que le royaume de Sociabilité était plutôt désertique. Hormis le prophète Exéat, n'y demeuraient en somme qu'un grand nombre d'insectes et de végétaux, quelques tours nonchalantes, qui ne penchaient pas franchement, mais un tout petit peu sur la gauche si l'on y regardait de près, un peuple guère nombreux - et son roi Sarcasme, et sa fille, la princesse Révolte.
"Ce n'est pas comme si on avait eu cette conversation deux-mille-neuf-cent-cinquante-huit fois, mais il va nous falloir te marier, ma pauvre fille...", marmonne aujourd'hui le roi Sarcasme à sa fille la princesse Révolte.
"De quel droit me dis-tu ça ?" - s'écrie indignée la princesse. "Mais tu t'es regardé ? Tu te crois peut-être tout permis ?" - "Écoute, ma fille, je dis juste que, comme le veut la tradition, ce serait bien si nous te trouvions un mari - enfin, avec ton accord bien sûr, je ne compte pas porter atteinte à ta liberté, grands dieux non, en aucune manière... Je te dis juste ça, il ne faut pas le prendre mal..." (il dit tout ça avec une très légère pointe de lui-même, qui achève de mettre la princesse hors d'elle).
La princesse lève les yeux au ciel. "Ne pas le prendre mal ! Mais vraiment pour qui te prends-tu, père ! Toi, me dire ça ! Et sur ce ton encore !" Elle prend à témoin leur serviteur Johnny : "Johnny, tu as entendu comment il me parle ? Est-ce ainsi qu'un père doit parler à sa fille ? Il se moque de moi !" - Johnny est tout embarrassé et demande respectueusement au roi Sarcasme : "C'est-à-dire que, je vous demande pardon mais je n'écoutais pas vraiment... Que lui demandiez-vous au juste ?" Et le roi Sarcasme répond d'un ton las : "Oh... Rien." Puis il se retire dans sa suite.
La princesse Révolte est à présent d'humeur exécrable : "Bravo ! Mais bravo ! Tout allait bien, et voilà mon père qui vient m'enquiquiner sous d'obscurs prétextes de je-ne-sais-quoi, me marier ou je ne sais quelles fadaises du même acabit !" Elle soupire fortement. "Bon, il faut que je prenne l'air, là. C'est n'importe quoi." Et elle part en claquant le pont-levis.
Je vais vous étonner. Non, en toute honnêteté je ne suis pas certain de vous étonner, mais c'est là - en quittant furieusement le palais royal - qu'elle tombe nez-à-nez avec le prophète Exéat, toujours en phase d'auto-caresse auriculaire assistée par narrateur intégré. Il la prend pour une ouaille. Il lui trouve l'air d'une ouaille, que voulez-vous. Potentielle certes, mais ouaille quand même. "Encore un qui vient chercher sa prophétie", voilà ce qu'il se dit. "Il va être servi. On ne peut même plus se caresser l'oreille sans rien demander à personne, il y aura toujours des ouailles en mal de soi - des ouailles, toujours des ouailles ! Je vais t'en fiche des ouailles moi !"
Révolte s'apprête à lui demander sèchement, d'abord ce qu'il fait là, ensuite s'il sait qui elle est, mais il ne lui en laisse pas le temps : "Va-t-en, ouaille ignare ! Prophétise-toi toi-même, ça ira bien comme ça !" - "QUOI ?" répond la princesse : "Mais qu'est-ce que tu fais là toi d'abord ? Tu sais qui je suis pour me parler comme ça ?" - "Ce que je fais là, c'est te signifier que tu n'as rien à y faire, et qui tu es : un genre d'ouaille un peu revêche peut-être" - "Je suis l'ouaille de personne, je suis la princesse de ce royaume et je te ferais dire que, s'il y a ici quelqu'un qui n'aurait rien à y faire, ce serait plutôt toi que moi. Va-t-en toi-même."
"Ah conflit insoluble ! Qui n'a rien à faire là ? Qui des deux s'en ira ?" - et d'où vient donc cette voix ? Mais c'est le petit chien Talent ! Vous souvenez-vous du petit chien Talent ? Je vous avoue que moi-même, il m'était un peu sorti de l'esprit.
C'était le chien du vieux Punk qui s'en foutait qu'on l'aime.* Comme le vieux Punk était un peu bête, qu'il criait tout le temps et surtout qu'il était mort dans une scène d'hystérie collective assez effrayante, sans me vanter, Talent était parti se chercher un nouveau maître. Il avait parcouru des kilomètres et en était arrivé précisément là, dans le royaume de Sociabilité.
Il avait quelque chose de masochiste, ce petit chien Talent. Il aimait quand les gens se criaient dessus. Peut-être était-ce un goût pour la tragédie. Toujours est-il qu'il avait cette tendance à ne remuer de la queue que pour ceux qui lui manifestaient le plus profond mépris ou la plus parfaite indifférence. Le choyait-on, qu'il s'ennuyait. Le châtiait-on, ses yeux brillaient. Quel chien bizarre. Ça ne m'étonne pas beaucoup de l'avoir oublié, bien qu'en tant que conteur et comme je l'expliquais plus tôt, on ne me donne guère de grandes épopées ou de belles histoires, on ne me donne jamais que de lamentables embrouilles à disséquer. Vous pensez bien que je ne me suis pas laissé faire, et que je me suis plaint à l'administration des contes - à cette heure, personne ne m'a encore répondu. Peu importe.
"Mais qui es-tu toi ? Va-t-en aussi, chien qui parle !" répondirent Révolte et Exéat à l'unisson - il n'avaient bien entendu pas pris la peine de s'enquérir de son prénom. "Mais quel genre de prophète es-tu, pour engueuler un pauvre chien comme ça ?" - vociféra Révolte à l'encontre d'Exéat. "Et toi alors, tu te prends pour quelle princesse pour attaquer un si mignon chien ?" - Une fois de plus à l'unisson, ils se tournèrent vers l'animalcule pour faire connaissance avec lui : "Quel est ton nom, adorable petit chien ? Mais d'où viens-tu ainsi ? Veux-tu de la pâtée ? J'ai de la pâtée..." "Royale", dit la princesse - "Prophétique", dit le prophète - c'était le seul endroit de la phrase où leur discours différait. Puis, chacun, ensemble : "Tu as vu comme cet individu me parle ? Tu oserais être de son côté ? Suis-moi, petit chien : c'est moi qui ai raison, je serai un bon maître/une bonne maîtresse, j'ai de quoi faire ton bonheur."
"En fait... Je te choisis toi, prophète Exéat. Tu as tellement raison ! Tu es tellement sympathique !" La vérité était que Talent préférait Révolte, pour les deux bonnes raisons qu'elle était plus riche et jolie. Mais Talent était un fieffé malin, assez au fait de psychologie comportementaliste. En faisant mine de préférer Exéat, il anticipait sa réaction qui ne se fit pas attendre : "Quoi ? Tu me choisis ? Mais moi je ne veux pas de toi ! Va voir l'autre ouaille, là, l'amie des chiens ! Allez-vous en tous les deux et fichez-moi la paix." C'est ce qu'ils firent.
Le petit chien Talent et la princesse Révolte partirent habiter au royaume. Tout se passait bien, et se passa longtemps bien : Talent avait de la pâtée royale tous les jours. Le roi Sarcasme était bien embêté de cette cohabitation forcée, ce qui réjouissait le cœur de Révolte. Révolte entraînait Talent à attaquer tous ses adversaires, soit à peu près, le monde entier.
Cependant, le prophète Exéat eut à faire face à une grave crise de conscience vis-à-vis de son métier : il n'avait plus personne à engueuler. Toute la population - peu nombreuse, rappelons-le - s'étant fait mordre par Talent, elle n'avait plus guère envie de se faire encore envoyer sur les roses par un prophète patibulaire qui avait perdu un nombre incroyable de points de popularité en manifestant publiquement sa haine de tout et notamment des chiens (tout se savait dans le petit royaume de Sociabilité).
"Oh, bordel... Il va me falloir trouver un nouveau mode de communication maintenant... Pfffff..." s'était dit le prophète Exéat, dont le langage n'était pas toujours à la hauteur de son statut. Il fit des efforts pour redorer son image. Il prôna l'amour de l'humanité. Il s'entraîna à recevoir avec gentillesse toute demande de prophétie. Il eut même des phases assez fulgurantes où il devinait l'avenir de gens qui ne lui avaient rien demandé. Il prit goût à cette situation. Il se mit à faire du sport. Il lança des invitations. Il mit des bouquets de fleurs fraîches sur la table. Il cuisina des mets délicats. Il s'adoucissait de jour en jour, et devenait de plus en plus sociable, amical, chaleureux et aimant dans ce royaume aride. Je crois même pouvoir dire qu'à force, il devint sincèrement bon.
Beaucoup de temps s'écoula. Et un jour, alors qu'il méditait, un visiteur égaré vint lui demander conseil. "Pardon monsieur, vous ne seriez pas prophète ?" - "Entrez, je vous en prie ! Oui, je suis prophète, en toute humilité !" - "Quelle joie ! J'en cherchais justement un ! Vous ne seriez pas Exéat ? On m'a parlé de vous ! C'était il y a longtemps..." (le visiteur fit un clin d'oeil) "Mmmmm... Longtemps, vous voulez dire : longtemps-longtemps ? Avant l'affaire du chien ?" - L'affaire du chien ? Je n'en n'ai pas entendu parler. Moi les chiens, vous savez... On m'a dit que vous étiez drôle et que vous criiez sur les gens."
Le prophète Exéat prit le soin de lui expliquer le tournant spirituel que sa carrière avait pris. Tout en lui servant le thé, en le gavant de mignardises, en lui peignant les cheveux et en lui nettoyant les pieds, il lui démontra à quel point à présent il aimait l'humanité. Cela dura quelques heures.
Le visiteur ne se départait cependant pas d'un air renfrogné et déçu. C'était depuis qu'il avait entendu l'expression "amour de l'humanité". Il s'était mis à soupirer. Repu de mignardises et de thé, il avait réclamé de la viande et de la bière au bout d'un moment. Il vidait le garde-manger d'Exéat, mais Exéat à présent était tout à la joie de recevoir enfin une nouvelle ouaille !
Il réclama un lit et un logement à la semaine, au mois, puis le blanchissement de son linge, puis de l'argent et tout et tout. Il réclama, réclama. Exéat obtempérait gentiment, restait calme et se sentait heureux : il sentait qu'il avait ici affaire à une ouaille à la mesure de ses compétences, et qu'il faudrait encore des années pour la prophétiser. "C'est une belle et juste épreuve, que de servir ce visiteur égaré venu me demander conseil !"
Des années s'écoulèrent ainsi, et un beau jour, le visiteur n'y tint plus. "Mais cela n'aura donc pas de fin ? quel raseur tu es devenu, pauvre vieux prophète Exéat ! On m'avait dit que tu faisais rigoler les gens et que tu ne leur parlais jamais plus de deux minutes, et là, ça fait des années que tu m'entretiens et tu ne m'as pas une seule fois dit de m'en aller ! Tu es devenu aussi ennuyeux que les autres, voilà tout ! Où est ta belle révolte ? Où est ton talent ?"
Patatras ! Ces deux mots - révolte, talent - qui (habileté du conteur) étaient aussi des prénoms - firent immédiatement écho dans l'âme d'Exéat, il entra dans une colère noire : "Ah non ne me parle plus de ces deux branlots suffisants qui ont foutu ma vie en l'air !" Exéat perdait le contrôle de soi, ce contrôle qu'il avait mis tant de temps à acquérir, et fulminait à présent de rage. "Dehors ! Casse-toi ! Fous le camp ! En somme : va-t-en ! Tu comprends ça ? C'est assez clair et intéressant pour toi ? Tu es servi là ? Allez, plus vite que ça !" (il avait cependant du mal à dissimuler la joie que lui causait le retour d'une colère si longtemps retenue).
Le visiteur se mit à rire, ce qu'il n'avait pas fait depuis de longues années, et déguerpit bien vite, de l'auberge d'Exéat puis du royaume entier. Il partit en courant et en riant, et sur le palier Exéat jubilait à rugir de plus belle en sa direction. Le visiteur pensait : "Ah je ne suis pas déçu, ça a été long à venir mais ça valait le coup tout de même, hi hi !" Il courait bien vite et entendit derrière lui le souffle haletant du petit chien Talent.
"La vie de royaume, c'est très surfait", se disait ce dernier. Il s'était lassé de sa princesse, qui se trouvait à court d'adversaires et ne manifestait plus autant d'entrain à s'indigner contre tout et rien. "Je m'empâtais royalement dans ce royaume-là. Je dois avoir mieux à faire de ma vie. Et puis je ne suis pas fait pour les seconds rôles, je crois. Moui..." Puis il ne réfléchit plus trop parce que galoper de toutes ses forces et à la fois penser à tout ce qu'on laisse derrière soi, cela faisait beaucoup trop pour un tout petit chien comme Talent.
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* cf http://www.myspace.com//dewitoldbolikprojekt/blog/540601515
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