Il convient. Joie sèche à l'affût de
moussons et déluges inadvenus, croisés peut-être et trop jeune alors aux
regards carrefours qui n'allaient vers nous que par un hasard sans
désir, et nous vouaient ces regards qu'à désirer tout le reste du temps,
sans foi, que de la soif. Que de la soif tout le temps et plus la
moindre foi, et des brasiers de paille sèche comme la toux, des feux de
détresse où l'on brûle de ce que l'on peut, où l'on se consume de peu,
voyons partir les serpentines étincelles de mille migraines d'images
éphémères, et à défaut de rien, tirons de sa soif la substance même
d'une joie.
C'est celle-là, on la livre en l'état, c'est
l'éloge même du moment préparé. A la soif donner plus de soif encore,
devant rien, monter d'autres riens. Elle n'a pas de fin la victoire sans
verbe. Elle n'attend plus son moment et se chante dans l'ennui au gré
d'idées sans suite. On la prend toujours en cours, dans sa foulée, c'est
une promesse jamais tenue à laquelle il nous faut croire pour que la
soif nous tienne en vie. C'est un grand spectacle, la resucée d'un vieux
succès. "Elle se pose là" - "non je dirais plutôt que cette fois, elle y
va" - "vraiment tu as vu ça ? Je croyais, l'autre fois" - "il y a moins
d'étoiles il me semble" - "le cœur pulse à l'envers" - "le poète
développe ici" - "c'est une meilleure douleur" - "le fracas monstrueux
de la sixième mesure" - "les soupirs lactés sont moins flous" -
"l'aphrodite ovule" - "j'ai failli m'emporter" - "comme c'est bien fait"
- "mais bon dieu qu'est-ce qu'il fait soif ici encore" - "c'est la
chaleur, et que rien ne coule ici que nos propres émanations, et que
nous sommes toujours les mêmes devant les mêmes à jouer et voir jouer,
et que ça transpire parce qu'il n'y a rien à boire, et qu'on se fait
dessus comme c'est pour ça qu'on est là, et que cette réverbération dont
tu parlais, ce son qui voudrait durer, malade de ne pas durer, et qui
après un court élan cycnéen, qu'on n'a pas le temps de nommer grâce,
s'écrase sans se fondre, se trucide grassement (mu en pachyderme
syntaxique, surchargé d'incises ingrates et de l'attirail analytique
d'un chasseur bredouille, matant sans voir le crépuscule rembobiné dans
sa forêt de vacuité), ce son qui se fait dessus, ce sostenuto comme une
béquille mitée, tu sais, c'est l'histoire même de notre soif et de la
joie contre laquelle nous voulons la troquer. Il convient de se tenir
dans la bonne illusion, s'y remuer de doutes en dénis, s'enlunetter
changeant de cécités lucides, fourmiller aux paradoxes, jouer enfin,
car, enfin, sinon, sans ça..."
Les emballements du
carnaval sont la scorie des fois défaites, et ces haines amères, et ces
creux dans l'âme, et cette colère évasive et veule qui gueule en
sourdine et ne dit pas bonjour, mais plutôt merde s'il vous plaît, et se
célèbre en clandé, et dissone, toute mal foutue de honte incomplète et
d'orgueil de mauvais perdant, ce désir impuissant qui ne se fait plus
envie à lui-même, et boîte et titube et se racle la gorge, comme ça
cette soif encore enfin, toute mal atiffée, toute à trébucher, la soif
qui marche de travers, cette soif de soif est la scorie encore de cette
scorie même. Et c'est cela qu'il convient de claironner, avec les
instruments qu'on trouve - et le souffle qu'il reste - ceux qui, cassés
et déclassés, se tapent sur eux-mêmes comme ces idiophones de claves,
percussion binaire de chasse à l'envie de vivre et d'exister. C'est ce
qu'il convient de chanter, la partition froissée. Car sinon, enfin, car
sinon, enfin, sans ça... On ne peut pas passer son temps à toiser des
cieux secs sans rien à prier dedans.
Ce clairon erroné qui
fait mal à la gorge assoiffée va vous chanter l'histoire de la
troisième scorie. "Après dieu, après l'amour et l'art, je crois qu'il
reste le bricolage obscur. Je crois pas qu'il faille essayer de faire
bien, je crois qu'il faut juste faire tenir, par bandages, passe-plats,
enduits, soudures et sparadraps, faire tenir ce qui nous tient. Et que
ce ne soit que les murs de chez soi, et qu'on vive dans son style, et
qu'on trace des marelles à la craie, et que tantôt un hôte puisse
s'amuser à y perdre pieds. Que ce soit ouvert et compliqué d'y entrer,
de serrures mal façonnées, une maison faite maison à l'isolation
défectueuse et à la bienvenue houleuse. Et au fronton, arrogant : ne pas
faillir à ce qu'on sent. Un bricolage où se jouer de soi, c'est tout ce
que je vois. Et les voisins de palier d'un labyrinthe conçu par un
architecte en un état d'ébriété qu'il appelait espoir." - "une maison
pavée d'intentions." - "Un pavé seul, même, où faire claquer ses talons.
Les murs sont en construction. Et pour tout le reste, je ne sais pas.
Et même pour ça, je ne sais pas. Et c'est aussi bien une rivière ou une
automobile, ou la fleur éculée s'acoquinant de détritus, ou le bus
d'inepties chahutant le champignon de son chauffeur mort, ou toute
palabre équivalente à qui tenir la main en traversant la route, tandis
que le bonhomme vert comme une fée matinale tout empapillotée de rosée
souffle sa douce brume de compassion et de gaieté. C'est là ce dont il
faut convenir, quelles que soient nos prérogatives."
Le
clairon erroné n'a rien de requis pour chanter, rien de ce qu'on lui a
dit qu'il fallait amener, il aime à se perdre dans des phrases
insubordonnées et n'appelle pas à l'indulgence ni ne tolère le mépris.
Il se fait le chant même des scories de scories et de la cacophonie des
chants dissemblants inouïs qui grouillaient dans les gorges nouées des
mondes dépareillés, et l'entende qui peut tant qu'il lui reste assez
d'ouïe pour s'entendre lui-même, sans avoir pu jamais se comprendre,
sans s'être jamais vu d'ensemble, sans s'être jamais éclairé qu'à des
moments coupés, à des lueurs mourantes de chandelles aux écoulements
sinueux, cierges non plus votifs, bouts de phrases musicales toutes
d'instant incertain, et encore d'un autre, et qu'il meure en silence
pour à nouveau ressurgir en bruit, et qu'il meure dans les bruits pour
se révéler silence - je crois que c'est, à cette heure, ce qu'il
convient de chanter.
"Et ce regard trivial, est-il mort
alors ? Et ces siècles d'empereurs en bermudas ? Et ces merveilleuses
moussons de regards fiers canons colères ? Et le bruit comme le sang
dégouttant du crash de guitares en plein vol à l'abattoir ? Et la
dispersion des armadas ?" - "Nous reprendrons."
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