5 - Histoire de plein d'autres choses

Un jour cool, plutôt sympa, le deuxième type le moins fédérateur du monde, qui était aussi le troisième le plus chelou, se posait tout un tas de questions sur sa place, son devenir, et les relations qu'il entretenait au monde, en particulier en ce qui concernait ses quasi-homologues : le premier type le moins fédérateur du monde, et les premier et deuxième types les plus chelous du monde. Qui faisaient-ils, quoi étaient-ils, ces trois types, les deux premiers chacun dans son genre et le deuxième du genre du second premier, et pourquoi donc, quoi déjà ?

"C'est chelou, je ne sais déjà plus où j'en suis. Quand je parle tout seul je me demande bien ce que je veux dire. Quand je parle aux autres c'est encore pire parce que je ne peux prendre aucune note. Vu que je suis en train de leur parler aux autres. La solution serait qu'ils ne m'écoutent pas, tout simplement ! Mais c'est déjà ce qu'ils font. Et ça m'ennuie, souvent. Ou bien, de ne pas leur parler - la solution, et de me contenter de les écouter. Comme ça je pourrais prendre des notes. Mais c'est précisément ce que je fais, et je passe pour raseur, en tout cas, pas très fédérateur. Ou alors, ils ne me parlent pas, souvent, c'est ennuyeux. Je ne sais pas, il faudrait leur demander. Non, ce serait déjà leur parler. C'est ennuyeux, de prendre des notes. D'ailleurs, quelle idée ! Oh, où est-ce que je veux donc en venir, je me le demande. Je vais aller acheter du pain, si ça ne m'ennuie pas."

De cet endroit qu'on appelait "chez lui", et qui se trouvait aux environs de sa place, il prit le chemin de la sortie avec la complaisance de la poignée de la porte, dont tout semblait indiquer qu'elle était là pour ça, comme chacun de nous bien que ça dépende pour quoi et à quel endroit.

On ne le sait jamais. Peut-être que parmi ceux qui sont en train de lire cette histoire, certains sont des poignées de porte. Pas notre type, je ne pense pas. Une poignée de porte ne vivrait pas les choses comme ça. On imagine qu'elle irait droit à l'essentiel et qu'elle n'éprouverait pas le besoin de se parler d'elle-même, de trop gloser. En même temps c'est facile, elle s'en sortirait bien comme ça. Elle pourrait aussi bien écrire comme un manche, ce serait drôle pour une poignée, ou avoir un style étincelant et fulgurant. Je ne suis pas sûr que notre type aimerait son histoire. Mais personne n'est sûr qu'il aime la sienne non plus. Il faut la raconter pour le savoir. Ou ne pas le savoir, mais d'une manière ou d'une autre, trancher.

C'est pour ça qu'on est là, les enfants. Ça fait du bien de le rappeler. Ça fait du bien des fois de se dire qu'on est là pour ça. Pour quoi, et que ce soit vrai ou pas est finalement secondaire, je crois. Je crois que c'est ce que raconterait, ou mieux, laisserait entendre notre poignée. Mais notre poignée, toute poignante qu'elle est, n'est pas notre type, et c'est notre type que nous suivons dans son bref trajet.

C'est pour ça qu'on est là. Une autre fois je vous raconterai l'histoire du type qui était tombé sur l'incipit de David Copperfield de Charles Dickens, et comment cette première ligne lui avait paru tellement vertigineusement parfaite qu'il n'eut jamais le besoin d'aller plus loin dans sa lecture, de ce livre pas plus que dans celle de tous les autres. Cette phrase aurait été (c'est aussi ce qu'elle est, pour ne rien vous cacher) : "Whether I shall turn out to be the hero of my own life, or whether that station will be held by anybody else, these pages must show."

C'est une histoire que je vous raconterai plus tard, mais il faut imaginer ce bonhomme-incipit croisant un autre bonhomme-incipit d'un autre livre. L'histoire fascinante d'"anybody else". Des avatars, des profils, des silhouettes et des énigmes et tout un tas de choses qui leur arrivent. Quelque chose de joyeux et d'enlevé, les enfants. Une histoire brève, comme celles qu'on aime, comme celle de notre type, que nous avions laissé tout à l'heure en plein dans son trajet.

Avec des chaussures, le trajet, recouvrant chacune un de ses pieds, et une espèce de bonne humeur inquiète, comme un sempiternel élan hystérique retenu, une peur de folie qui ressemblait à de l'euphorie, une tremblote de joie, quelque chose de fragile. L'instant fragilement violent, le temps équivoque et biaisé d'avant déflagration. Chelou, les chaussures, et un petit quelque chose d'universellement tragique, presque fédérateur, mais très peu.

"Ces notations ne me semblent pourtant pas mal, en soi : il faudrait bien en faire quelque chose ! Ou bien non, elles sont très bien comme ça, à ne servir à rien. C'est peut-être précisément leur sens. Oh bon dieu, de quoi je parle déjà, de quelque chose d'envolé. Je n'ai pas pris de notes. Je ne sais rien garder. Ça me dispense de perdre quoi que ce soit. A l'exclusion du temps. Celui que je perds à penser ça, et qui n'appartient qu'à moi. Bien entendu, il est déjà passé. Je pense que je devrais me concentrer sur ce que je fais."

"Je le pense aussi, monsieur" - répondit la boulangère, suivie de près par son propre sourire.

"Eh bien c'est une baguette alors, et s'il vous plaît, que je voudrais. Chaque chose en son temps, ça me paraît un bon début. Dites..."

Une fontaine crépitait. Au loin, des chars d'assaut. Des instruments fonctionnant à l'électricité. Un oiseau traçait des ellipses. Le ciel ne faisait rien d'impressionnant ce coup-ci, comme si tout avait été là, de tout temps. Sensuelle, Cunégonde esquissa une génuflexion sarcastique.

"Vous me trouvez chelou ? Je vous parais fédérateur ? Qu'est-ce que ça veut dire, vous pensez que je me soucie trop du regard des autres, ou plutôt pas assez ?

- Un peu chelou. Moins que le premier et le deuxième. Pas du tout fédérateur, mais néanmoins un peu plus que le type le moins fédérateur du monde. Je n'ai aucune idée de ce que ça veut dire, sans doute vous vous en souciez trop, mais ça dépend de quels regards et de quels autres, il faudrait que vous cessiez de vous soucier de vous en soucier trop, parce qu'à ce moment-là, trop ne serait jamais assez, et de toute manière, moi vous savez, le souci je suis contre, ça ne crée que des embrouilles et personne n'y trouve son compte. Je vends du pain, je préfère. Ça me fait penser à une chanson de Boris Vian. Vous aimez les chansons ? J'ai des chaussons aux pommes aussi, ce n'est pas très bon mais cela sonne un peu pareil. A cause de l'onomatopée qui donne envie de danser. On a bien droit à un peu de fantaisie, n'est-ce pas. Surtout quand il y a du soleil comme aujourd'hui."

Esquissant une génuflexion sarcastique, avec ce regard intense, entre le reproche et l'invitation, un regard fourre-tout qui attirait les mouches avec du vin doux, un regard de saindoux plutôt chouette, un regard dans la couette dans une grasse matinée, un regard chandeleur et mille sensations à l'heure, elle fit danser un petit voile translucide sur la baguette qu'elle empoigna en son centre pour la tendre au type.

"Je vous dois combien ?"

Le monde gargouillait comme un ventre. La ville feulait, animal attendrissant de milles bruits tapissés, bitumes et briques et gaz d'échappement jouaient à cache-cache à la manière d'enfants dans un restaurant, bruit à peine un peu agaçant, un peu touchant, pas encore ni plus ni agaçant ni touchant, comme si le bruit allait monter ou redescendre pour que quelqu'un le taise enfin, que tout explose ou que "tout rentre dans l'ordre" selon l'expression consacrée. Quelque chose coulait de source sans tarir. Au même endroit qui n'existait pas. Ça n'avait rien à voir non plus.

"Ça fera tant", répéta-t-elle. Sa grâce était arrivée à péremption. Rien ne dure. Ce n'est même pas triste. Quelques phrases brèves font toujours leur effet.

En rentrant, le type relativement chelou et non-fédérateur se dit respectivement :

"J'ai oublié de quoi il s'agissait, mais s'il était arrivé quoi que ce soit cette fois-ci je dirais :

"je ne suis peut-être pas assez chelou pour être finalement fédérateur dans mon côté chelou. Je suis bien assez fédérateur en somme pour attirer au moins ma propre méfiance et me dire à propos de ça :

"oula, c'est chelou ce qu'il dit, moi, il est chelou celui-là ! ça me fait penser à une chanson de Pierre Vassiliu, une adaptation drôle et réussie d'une chanson brésilienne, il faut dire qu'on dirait qu'ils ont gardé les bandes originales pour ne changer que la piste de voix, la chanson faisait comme ça :

"Qu'est-ce qu'il fait, qu'est-ce qu'il a, qui c'est celui-là ?

"Mais je n'aime guère le genre chanson tout court, je préfère ne pas comprendre."

Et referma tous les guillemets à la fois. Il était comme ça. C'était son genre à lui. Que voulez-vous qu'on y fasse, et pourquoi y faire quoi que ce soit ? Voilà de quoi nous laisser songeur, j'espère - mais sinon, ça ira.

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