La scène prend place. Il y a un arbre. Des gens se parlent et ce ne
sont pas les mêmes choses desquelles les mêmes gens, qui ne sont pas les
mêmes, parlent. C'est pour cela qu'ils ne se comprennent pas, et à
force de ne pas se comprendre, ils ne s'écoutent plus, d'abord, puis ils
ne se parlent plus. Puis ils s'en vont et c'est comme s'ils n'avaient
jamais été là pour dire quoi que ce soit, vu qu'en somme ce n'était pas
les mêmes gens, pas les mêmes choses, et sans doute - aucun doute non
plus, en fait - pas la même scène et pas la même place, même pas la même
langue mais comme il n'y a pas de gens pour ne pas parler, il est
difficile de décrire leur absence de langue, l'absence de langue dans
laquelle les uns les autres ne se sont pas parlés, pas écoutés, rien dit
parce qu'ils n'étaient pas là et qu'il n'y a pas de scène en aucune
place, enfin, aucune, on ne sait pas, peut-être une mais ce n'est pas
celle-là.
Le narrateur s'est peut-être trompé d'endroit,
et trompé sur tout, et peut-être aussi sur le fait qu'il y avait là -
dans son esprit tortueux et noué comme les gros plans sur les écorces
enchevêtrées de l'arbre, du beau vieux sale arbre, de l'arbre buriné,
plein de vécu, plein de branches gracieuses et tordues, d'une grâce
insaisissable de torsion incompréhensible, d'une grâce noueuse et
burinée d'écorce, avec l'arrière-goût amer et brun foncé du sirop
d'érable, jus d'écorce, reliquat de vie, sa lie ou son sot-l'y-laisse,
son caramel, mélasse mélancolique et sucrée, saudade liquide et moite,
engluement visqueux et doucereux dans les langues mortes de gens en
allées, dans le champ d'aucune place isolée, qu'aucune steadycam
déboussolée d'avoir à filmer l'isolement de personne dans rien, ne
vienne panoramiquer en vain, créant du paysage d'après leur départ, aux
autres, aux gens, de nouvelles images, de nouveaux paysages abstraits
faits de flous agités, une caméra-vérité sur une place de village, un
dimanche désolé, et le carton d'une boutique comme dans les films muets :
"fermé", un film muet de cartons sans images, "fermé", "FIN",
"fariboles", "théâtre de la volupté", "boutique d'échasses
multicolores", "fermé pour l'après-midi, je reviens lundi", grifonné
fébrile et émouvant par la vieille fille qu'on ne voit jamais, qu'on ne
verrait jamais si elle y était, parce qu'elle reste enfermée dans sa
boutique d'échasses multicolores dont personne ne veut avoir besoin et
que seul un enfant regarde émerveillé se tenant coi devant la vitrine et
n'osant jamais rentrer non plus, jusqu'à ce qu'elle lui propose des
crêpes au sirop d'érable, un jour, pas un dimanche, et qu'il n'ose
accepter parce qu'elle est étrange cette dame aux échasses multicolores,
on se demande ce qu'elle fait là à vivre encore, cette vieille fille,
veuve au long cours de personne encore, vieille femme fleuve écoulant
ses jours et fermant ses dimanches, toute enchâssée dans ses échasses
aux arcs-en-ciel tout délavés, aux blancs cassés passés, échasses pas
faites pour marcher, croisant leurs bois comme des cerfs dans la
boutique haute de plafond, se perdant dans des hauteurs dérisoires,
ployant, emmêlant, nouant leurs bois comme un troupeau d'arbres morts,
seule compagnie de la femme fleuve et veuve au long cours d'encore
personne, mais elle a consulté des annonces et s'est fait palper les
seins, d'aucuns disent que la fin est proche, ça fait comme ça les
dimanches quand tout ferme et qu'il y a moins de monde encore que
personne les autres jours de semaine, la vieille fille du lyrisme fermé
le dimanche.
Il y a un arbre, un petit garçon qui ne se
lasse pas encore de rêver d'échasses, bien qu'il ne soit tombé pour
ainsi dire sur cette vitrine, qu'allez, une fois ou deux, et que ça a
peut-être aiguisé sa curiosité, mais enfin, rêver, c'est beaucoup dire.
Rêver, c'est beaucoup dire : il y a un arbre vieux sage noueux, le seul
qui ait ses raisons pour se taire, s'enraciner, défaire le vieux goudron
tout bien lissé auparavant, il y a de cela des milliers de dimanches
fermés ou travaillés au noir, des dimanches payés double d'ennui et
d'isolement sur des places de village. Des dimanches à la redite, qui
s'étaient mis martel en tête de se répéter sans cesse comme pour faire
taire les glapissements divers de jours de la semaine. De beaux vieux
dimanches pas lavés, qui sentent un peu mauvais mais tout de grâce
noueuse donnent un peu d'ombrage apaisant, avec leurs deux trois
feuilles incrédules et prêtes à faire le saut, à des gens qui voudraient
bien venir là, parler sur un banc, tranquillement, parce qu'on les
aurait vus, une autre fois, ou souhaité les imaginer. Des dimanches
éculés donnant du goutte-à-goutte d'imaginaire incrédule et prêt à faire
le saut. Et cependant, ils tiennent, tous autant qu'ils sont, garçon et
son demi-rêve incrédule, arbre hyper-noué et vieux sage muet, feuilles
incolores et sans âge, vieilles et vertes, mortes et bourgeons, ils
tiennent ces dimanches en cartons, la femme fleuve et veuve aux
échasses, le sirop d'érable et la tristesse sucrée du village en
automne, cet hiver incrédule et prêt à faire le saut, toutes les saisons
qui comme les feuilles ne dansent que mortes, la boutique haute et
fermée, le panonceau. Des gens en-allées, on se doute qu'elles
reviendront ; et pour le reste, tout se tient, les crêpes, elles
accrochent, ce n'est pourtant pas faute de beurre, mais la poêle est si
vieille, la pâte est si lourde, il y a des grumeaux comme des bouts
d'écorces, la farine n'est plus si fine, du lait il ne reste que de
l'eau tant on l'a écrémé ; de l'eau, il ne reste que goudron blanchi,
arbres et places, souvenirs potables s'ébrouant dans l'inepte saladier
incrédule et prêt à faire de la vieille tête du fleuve échasses, comme
dans la blague du seau d'eau en équilibre sur la porte, prêt à tomber
sur la tête de qui l'ouvrira, mais en ces dimanches tout est fermé, et
de l'oeuf, il ne reste que piaulements de jours de la semaine qu'un gros
dimanche patriarcal et inlassablement noueux, buriné, vieux et sage,
est venu faire taire. D'une pincée de sel et d'une autre pincée de
sucre, on ne sait plus ce qu'il ne reste que. Une larme incrédule noie
gentiment son oeil, à la vieille fille gardienne d'échasses
multicolores, et son fleuve personnel la dérive de ses crêpes. Et c'est
là que le garçon.
C'est un mercredi. Un petit village
ennuyeux empesé de ses dimanches. Un arbre éloquent. Un garçon. Une
vieille et sa boutique d'échasses multicolores. Il demeure dans la
vitrine, l'air peut-être rêveur, peut-être simplement parce qu'il n'y a
rien d'autre qu'il veuille contempler à cet instant, il demeure. La
vieille lui dit d'entrer. Il hésite. Elle insiste. Il lui trouve l'air
d'une vieille folle et n'a jamais compris - et ne comprendra jamais,
même très adulte, puis vieux et noueux comme l'arbre, puis même et à
plus forte raison mort dansant parmi les feuilles, humus, néant - les
échasses. Des skis, il n'aurait pas dit. Mais des échasses, ça ne sert
pas à marcher, au pire à tomber et au mieux à ne pas les mettre. A moins
qu'on soit équilibriste et spécialisé, et qu'elles soient à nos
pointures et de la bonne couleur. Mais même dans ce cas-là : on ne peut
pas dire qu'on s'en serve beaucoup, et à quoi bon venir dans un village
les acheter. En fait, les échasses multicolores indignent profondément
le petit garçon. "Pourquoi ne pas en faire un feu de bois plutôt, et la
femme-fleuve avec !", lance-t-il dans un mouvement de colère. Oh,
cruelle enfance. "Rentre donc, va ! Je t'ai fait des crêpes." - "Peuh !
D'accord." Oh, enfance avide et incrédule. La scène prend place, et le
prochain chapitre.
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