n-6 - Scène - sirop - fleuve

La scène prend place. Il y a un arbre. Des gens se parlent et ce ne sont pas les mêmes choses desquelles les mêmes gens, qui ne sont pas les mêmes, parlent. C'est pour cela qu'ils ne se comprennent pas, et à force de ne pas se comprendre, ils ne s'écoutent plus, d'abord, puis ils ne se parlent plus. Puis ils s'en vont et c'est comme s'ils n'avaient jamais été là pour dire quoi que ce soit, vu qu'en somme ce n'était pas les mêmes gens, pas les mêmes choses, et sans doute - aucun doute non plus, en fait - pas la même scène et pas la même place, même pas la même langue mais comme il n'y a pas de gens pour ne pas parler, il est difficile de décrire leur absence de langue, l'absence de langue dans laquelle les uns les autres ne se sont pas parlés, pas écoutés, rien dit parce qu'ils n'étaient pas là et qu'il n'y a pas de scène en aucune place, enfin, aucune, on ne sait pas, peut-être une mais ce n'est pas celle-là.

Le narrateur s'est peut-être trompé d'endroit, et trompé sur tout, et peut-être aussi sur le fait qu'il y avait là - dans son esprit tortueux et noué comme les gros plans sur les écorces enchevêtrées de l'arbre, du beau vieux sale arbre, de l'arbre buriné, plein de vécu, plein de branches gracieuses et tordues, d'une grâce insaisissable de torsion incompréhensible, d'une grâce noueuse et burinée d'écorce, avec l'arrière-goût amer et brun foncé du sirop d'érable, jus d'écorce, reliquat de vie, sa lie ou son sot-l'y-laisse, son caramel, mélasse mélancolique et sucrée, saudade liquide et moite, engluement visqueux et doucereux dans les langues mortes de gens en allées, dans le champ d'aucune place isolée, qu'aucune steadycam déboussolée d'avoir à filmer l'isolement de personne dans rien, ne vienne panoramiquer en vain, créant du paysage d'après leur départ, aux autres, aux gens, de nouvelles images, de nouveaux paysages abstraits faits de flous agités, une caméra-vérité sur une place de village, un dimanche désolé, et le carton d'une boutique comme dans les films muets : "fermé", un film muet de cartons sans images, "fermé", "FIN", "fariboles", "théâtre de la volupté", "boutique d'échasses multicolores", "fermé pour l'après-midi, je reviens lundi", grifonné fébrile et émouvant par la vieille fille qu'on ne voit jamais, qu'on ne verrait jamais si elle y était, parce qu'elle reste enfermée dans sa boutique d'échasses multicolores dont personne ne veut avoir besoin et que seul un enfant regarde émerveillé se tenant coi devant la vitrine et n'osant jamais rentrer non plus, jusqu'à ce qu'elle lui propose des crêpes au sirop d'érable, un jour, pas un dimanche, et qu'il n'ose accepter parce qu'elle est étrange cette dame aux échasses multicolores, on se demande ce qu'elle fait là à vivre encore, cette vieille fille, veuve au long cours de personne encore, vieille femme fleuve écoulant ses jours et fermant ses dimanches, toute enchâssée dans ses échasses aux arcs-en-ciel tout délavés, aux blancs cassés passés, échasses pas faites pour marcher, croisant leurs bois comme des cerfs dans la boutique haute de plafond, se perdant dans des hauteurs dérisoires, ployant, emmêlant, nouant leurs bois comme un troupeau d'arbres morts, seule compagnie de la femme fleuve et veuve au long cours d'encore personne, mais elle a consulté des annonces et s'est fait palper les seins, d'aucuns disent que la fin est proche, ça fait comme ça les dimanches quand tout ferme et qu'il y a moins de monde encore que personne les autres jours de semaine, la vieille fille du lyrisme fermé le dimanche.

Il y a un arbre, un petit garçon qui ne se lasse pas encore de rêver d'échasses, bien qu'il ne soit tombé pour ainsi dire sur cette vitrine, qu'allez, une fois ou deux, et que ça a peut-être aiguisé sa curiosité, mais enfin, rêver, c'est beaucoup dire. Rêver, c'est beaucoup dire : il y a un arbre vieux sage noueux, le seul qui ait ses raisons pour se taire, s'enraciner, défaire le vieux goudron tout bien lissé auparavant, il y a de cela des milliers de dimanches fermés ou travaillés au noir, des dimanches payés double d'ennui et d'isolement sur des places de village. Des dimanches à la redite, qui s'étaient mis martel en tête de se répéter sans cesse comme pour faire taire les glapissements divers de jours de la semaine. De beaux vieux dimanches pas lavés, qui sentent un peu mauvais mais tout de grâce noueuse donnent un peu d'ombrage apaisant, avec leurs deux trois feuilles incrédules et prêtes à faire le saut, à des gens qui voudraient bien venir là, parler sur un banc, tranquillement, parce qu'on les aurait vus, une autre fois, ou souhaité les imaginer. Des dimanches éculés donnant du goutte-à-goutte d'imaginaire incrédule et prêt à faire le saut. Et cependant, ils tiennent, tous autant qu'ils sont, garçon et son demi-rêve incrédule, arbre hyper-noué et vieux sage muet, feuilles incolores et sans âge, vieilles et vertes, mortes et bourgeons, ils tiennent ces dimanches en cartons, la femme fleuve et veuve aux échasses, le sirop d'érable et la tristesse sucrée du village en automne, cet hiver incrédule et prêt à faire le saut, toutes les saisons qui comme les feuilles ne dansent que mortes, la boutique haute et fermée, le panonceau. Des gens en-allées, on se doute qu'elles reviendront ; et pour le reste, tout se tient, les crêpes, elles accrochent, ce n'est pourtant pas faute de beurre, mais la poêle est si vieille, la pâte est si lourde, il y a des grumeaux comme des bouts d'écorces, la farine n'est plus si fine, du lait il ne reste que de l'eau tant on l'a écrémé ; de l'eau, il ne reste que goudron blanchi, arbres et places, souvenirs potables s'ébrouant dans l'inepte saladier incrédule et prêt à faire de la vieille tête du fleuve échasses, comme dans la blague du seau d'eau en équilibre sur la porte, prêt à tomber sur la tête de qui l'ouvrira, mais en ces dimanches tout est fermé, et de l'oeuf, il ne reste que piaulements de jours de la semaine qu'un gros dimanche patriarcal et inlassablement noueux, buriné, vieux et sage, est venu faire taire. D'une pincée de sel et d'une autre pincée de sucre, on ne sait plus ce qu'il ne reste que. Une larme incrédule noie gentiment son oeil, à la vieille fille gardienne d'échasses multicolores, et son fleuve personnel la dérive de ses crêpes. Et c'est là que le garçon.

C'est un mercredi. Un petit village ennuyeux empesé de ses dimanches. Un arbre éloquent. Un garçon. Une vieille et sa boutique d'échasses multicolores. Il demeure dans la vitrine, l'air peut-être rêveur, peut-être simplement parce qu'il n'y a rien d'autre qu'il veuille contempler à cet instant, il demeure. La vieille lui dit d'entrer. Il hésite. Elle insiste. Il lui trouve l'air d'une vieille folle et n'a jamais compris - et ne comprendra jamais, même très adulte, puis vieux et noueux comme l'arbre, puis même et à plus forte raison mort dansant parmi les feuilles, humus, néant - les échasses. Des skis, il n'aurait pas dit. Mais des échasses, ça ne sert pas à marcher, au pire à tomber et au mieux à ne pas les mettre. A moins qu'on soit équilibriste et spécialisé, et qu'elles soient à nos pointures et de la bonne couleur. Mais même dans ce cas-là : on ne peut pas dire qu'on s'en serve beaucoup, et à quoi bon venir dans un village les acheter. En fait, les échasses multicolores indignent profondément le petit garçon. "Pourquoi ne pas en faire un feu de bois plutôt, et la femme-fleuve avec !", lance-t-il dans un mouvement de colère. Oh, cruelle enfance. "Rentre donc, va ! Je t'ai fait des crêpes." - "Peuh ! D'accord." Oh, enfance avide et incrédule. La scène prend place, et le prochain chapitre.

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