n-5 - Cantine - trombone - charriots


Eux deux parmi eux tous sans l'être, à la cantine, eux deux, elle la première, en un jeu, sur la table mettait ses mains à plat comme ça, leur paume en plein dans la mélasse sucrée, noire, en plein dans comme le reste du sirop, le suc, eux deux, et elle mettait ses mains comme ça sur son visage à elle, de la surface de la table en bois sur son visage à elle, le suc, le résidu, la scorie le sédiment, le reliquat comme ça, comme la patine du bois fondu sous la brûlante torpeur, comme la langueur des tables de cantines collectives, son jus encore, puis sur son visage à lui, et ce n'est pas qu'elle le léchait ensuite, elle posait ses lèvres et c'était comme douloureusement doux, elle posait ses lèvres sur sa joue à lui, et les y maintenait pressées comme ça, contre sa joue, dans la chaleur, dans la grande fête comme ça de la cantine collective, dans leur chaleur à eux, intimes, enduits tous deux de cette patine visqueuse et tiède comme ça mais pas incommodante, ils la goûtaient sur leurs visages eux deux, l'un l'autre, comme des chats, incrédules, eux deux, tourmentés et enivrés et à plus aucun d'eux, mais leurs lèvres ne se touchent pas et rien n'arrive que ce moment de deux visages avec ses lèvres pressées contre son visage à lui goûtant la patine, la patine, la patine fondue de la surface, le masque noir et sucré du temps, la secrète patine des cantines collectives qui s'y est mise ainsi, comme le suif et la friture mais confits en mémoire, confits en mémoire et fondants, et il ne veut pas s'amuser à trahir, il a de la conscience et tout tombe à plat, et la morale sauve, et les verrous mis, et rien qui tombe et l'honneur, monsieur, préservé, et les forces de l'ordre à bon endroit, pour qui de droit, et l'on ne fait pas ça, et il tient à ce que soit affirmé encore, pourtant eux deux encore les lèvres pressées vierges assassines, pourtant.

"J'entends que la lumière grelotte d'une ampoule trop faible et d'un plafond trop haut, et que de froid les buées montent de bouches, et que les crêpes sont lâches, fades et infinitésimales, c'est ce que j'entends, c'est ce que je dis." - "Prends tes aises et détruis ce que tu veux, minuscule." - "Alors je commence là", et il trace d'un couteau.

Dehors les bruits de charriots et diligences. Râpeuses, asymétriques, les roues grignotent le sol pour en recracher des gravillons. Majestueuses dames exprimant une certaine commisération à l'égard d'un idiot de coin de rue, qui désire à tout prix leur faire montre de singes qui ne bougent pas, savants de rien, dysfonctionnels et parcellaires, plus jamais d'un bloc et rien que singes, dont il désespère et que personne n'a vus. "Venez voir mes singes savants !" - pas de réponse que l'œil immense de plein d'yeux maternels. "Ils bougent et ils existent comme je vous parle maintenant !" - pas de réponse qu'un léger bruissement mélodieux de crins-crins scabreux rendus jolis et mystérieux par l'éloignement réverbérant, réduit à ses traits prégnants qu'à trembler l'air a refaits, et comme nourris d'échos intransposables. "Ce sont de vrais singes savants, je suis leur fou, leur embrayeur à la criée, je vous les vends à quatre cistercées, voire, vingt-six péculinines, allez, quatorze microns d'expédient !" - pas de réponse et les majestueuses dames se recoiffent et se poudrent le nez et nous passons au salon - certaines essuient un sanglot - certaines se curent les dents - certaines se munissent d'un sabre - certaines s'amenuisent, d'autres se déploient, certaines sont toutes de soufre et s'enflamment, certaines chandelles, certaines soie, certaines brûlant acide stomacal montant au cerveau, certaines fragilité figée d'élastiques raidis par trop d'usage et des climats changeants.

"C'est bien ce que j'entends - nous passons au salon et il s'agit bien de la même lueur frileuse qui grésille impotente au fond du plafond." - "Nous ne bougeons pas de place, jamais - nous ne bougeons pas de place, jamais."-"Tiens-toi droit et ne refasses jamais ça." Ah, roides élastiques et les crêpes au néant pareilles. Et dès lors avec son regard fier canon colère de la dame équivoque, le torrent-fleuve aux tourments transparents, pose son poing et mange l'enfant. Il est mauvais comme tout, a ce quelque chose de guimauve pédante en conflit, rien de l'agneau. Elle le décime en lambeaux et  s'en laisse pour un surlendemain incertain. Mais d'une égale beauté terrible qui ne s'effraie pas d'elle même, elle se munit de son regard canon colère et sans miroir s'en décharge une volée de chevrotines à travers l'œsophage.
L'arbre noueux dehors, lui ne pend à rien comme toujours, vain appendice du destin. Au gré des pichenettes d'un vent velléitaire, il fait genre à ployer, mais ne craint rien, jamais, jamais n'est secoué, encore rien, jamais, encore.

"Que voulez-vous que je vous dise. Oui, il s'en inquiète, de faillir à ce qu'il sent, de ce qu'il sent, de ne pas faillir, ou d'y faillir s'il est encore temps. C'est entre ces chaises, entre ces feux qu'il voudrait danser, flammèche intempestive, impromptu vain, appendice du destin, fruit incrédule d'histoires méconnues, bâtard du temps, pupille du vent, gavroche asthmatique édulcoré désécrit pour de vrai, enfin je ne sais pas. C'est entre ces bornes indiscernées qu'il voudrait danser, je crois, pour le connaître bien, pour en être partie, moi, de lui. Vous, danseriez-vous, ça se fait encore ? J'entends la moitié d'un rythme qui donne comme des coups de bâton au début des théâtres. C'est sourd et gras, ça pèse son poids, ça bombonne, mais ça se danse encore, je crois, si l'on y croit. C'est ce que j'entends." - "Vous êtes beau parleur." - "J'aimerais autant être le bracelet élastique qui s'accroche à vos poignets, vous laisser des marques de mon attachement comme les cuirs allergènes." - "Vous savez que je garde la plénitude d'un sentiment, et que je ne voudrais pas à mon tour faillir à ce qu'il sent." Il y a comme une mini-panique, du que vais-je répondre, avec la sourde insurrection contradictoire. De quoi sont faits patines et sentiments, pour qu'on y tienne tant à la fin, pourquoi personne ne danse, à qui lever l'ancre, de quel moite postillon le cocher va décamper, qu'espérer qu'il se passe, qui être et pourquoi soi, pourquoi personne ne danse avec soi, pourquoi je ne le sais pas, pourquoi tout ce qui bouge en moi ne bouge qu'en moi, pourquoi je ne me sens dehors et dans cette cantine, et dans tous les dehors, que comme le plaignant débouté de causes qui me restent inconnues, comme le témoin oublié d'accidents qui n'ont pas lieu, pourquoi seulement peut-être, pourquoi personne ne veut danser, est-ce que j'ai mauvais pied, et on sait que c'est cette mélodie-là des questions entrechoquées qui donnent un complément à la mesure et un rythme à qui danser, on sait que c'est de cela que s'incarnent les mélopées quand toutes petites et vêtues de haillons de silence, elles viennent buter au tambour qui ne veut rien savoir et se broder autour de lui comme les flammes aux brûleurs, bleues, parfaites, toxiques. "Vous savez ça, je vous l'ai dit" - "Je ne sais pas."

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