Un jour intéressant, le deuxième type le plus imprévisible du monde décida, contre toute attente, de ne pas aller à la boulangerie. Un cheval passa dans la rue. Cela faisait très rétro. Il faut dire que nous étions alors au 17e siècle, et qu'à l'époque tout semblait délicieusement rétro et kitsch, ou complètement futuriste le cas échéant. L'invention du cheval en était à ses premières encolures. La bande passante était extrêmement réduite. Comme les grands hommes avaient peu de mémoire, les fresques historiques tournaient rapidement court.
"Tiens, ça me surprendrait d'y aller quand même, mais je n'en suis pas à la première surprise, en ce qui me concerne. D'ailleurs, je ne crois pas être lunatique, barré, incohérent, ni non plus schizophrénique ou bourré de tics, je suis juste le deuxième type le plus..." Le téléphone sonna. "Le plus imprévisible". Une deuxième sonnerie. "Du monde, d'ailleurs..." Une quatrième sonnerie. "Pourquoi seulement le deuxième ?" Le téléphone sonna. Nous n'étions pas au dix-septième, en fait. Siècle. Je doute même de la véracité du cheval.
"Je vais répondre, tiens". Devant ses yeux s'alanguissait la plage blonde, touristique et bientôt bondée. Trouvant inconvenant le sexisme sous-jacent de cette métaphore, il détourna son couple d'yeux du paysage inapproprié. "Je vais répondre au téléphone, tiens". L'ordre du jour et ses multiples réajustements, ratures, repentirs, l'ordre du jour et sa sempiternelle réaffirmation paradoxale dans le déni de lui-même, occupait souvent ses pensées : il en fallait bien un, pour qu'il puisse se sentir imprévisible, donc pleinement lui-même, quoique seulement le deuxième. "Allô ?" - c'était une erreur.
"Que prétendais-je ne pas faire tout à l'heure ? Je vais le faire, tiens." Et il alla chercher le courrier. Il poussa la porte sans chichis. La vie était suffisamment compliquée comme ça.
"Une lettre !" s'écria-t-il dans devant la boîte aux mêmes, pour exprimer sa surprise d'en voir une. Il entreprit de la décacheter. Sitôt qu'il eut entrepris cela, il décida de ne pas le faire. "Erik Satie. Peut-être Franz Kafka. Si je ne me trompe pas, on a trouvé à leur mort un tas de lettres non ouvertes et gardées dans un coin. C'est triste et c'est beau, et si je veux que ce soit la même chose pour moi, il faut que je commence maintenant. Il y en avait tout un tas. Peut-être pas de magasins, comme celle-ci" (fit-il en désignant la lettre qu'il renonçait à ouvrir à un personnage imaginaire qui, pour un personnage imaginaire, manquait de grâce et d'entrain et semblait pressé de s'évanouir pour ressurgir dans d'autres imaginaires, sous une autre forme où il n'aurait rien eu de lui-même, ou ç'aurait été complètement quelqu'un d'autre, l'autre personnage d'un autre imaginaire), "et peut-être pas pour Franz Kafka, mais Satie si, et tout de même, tout un tas. Oh, il faudrait aussi que je fasse de la musique et que j'écrive, et que ce soit à une autre époque. Et aussi que je sois, soit l'un, soit l'autre, sous réserves. Sans parler du talent, c'est encore autre chose. Bref, recentrons-nous." Il ne décida rien, laissa on ne sait où l'enveloppe close et se laissa porter tout en chantonnant intérieurement les premières mesures de "If the kids are united", du groupe Sham 69. Cela faisait (sur 3 notes, le plus symétriquement possible) : nanana, nanana-na ; nanana, na ? nanana-na.
"Si les kids sont unis, on ne sera jamais divisés." Quand on y pense, ça coule de source. Enfin, qui est ce "on" ? Le groupe ? Non, plus haut dans la chanson, il est dit : "parce que toi tu es lui et lui il est toi". On peut donc penser que "on", c'est les kids, et on c'est lui, donc toi. Cette hymne aux allures de truisme exprime la formidable cohésion d'une communauté de gens interchangeables qui n'ont pas d'existence propre. Elle peut être utilisable pour n'importe quelle sorte de groupuscule, quelles que soient les idées ou l'absence d'idées que ce groupuscule pourrait prétendre défendre. Je trouve ça formidable. En ce qui me concerne, je n'ai pas attendu de ne plus être un kid pour être complètement désuni. Mais il ne s'agit pas de moi bien sûr, puisque moi c'est lui et lui c'est toi et les kids c'est nous et si on reste unis on ne sera jamais divisés et donc voilà. Une baguette s'il vous plaît."
- Moulée ? Tarabiscotée aux grains de céréales? Une baguette bonzaï ? Une baguette vasistas ? une baguette pour l'embonpoint ? La baguette du lâcher-prise est en promotion aujourd'hui, si vous le voulez. Une baguette des choix difficiles. Une baguette du minuscule iceberg ? Une baguette spécifique ou la normale du comme d'habitude de tout le monde ?
- L'ordinaire s'il vous plaît. Ça changera. Bien sûr.
- Tenez. Cela fera tant.
- Merci. Voilà.
- Très bien. Il y a le compte.
- Voilà. Moi, ça me débarrasse en même temps.
- C'est parfait, comme ça.
- Eh bien, merci. Au revoir.
- Au revoir, monsieur."
Et le deuxième type le plus imprévisible du monde rentra comme chez soi. Il songea : "Pour la première fois de ma vie peut-être, j'ai quelque chose à dire" (ce qui était, dans une traduction approximative,la première phrase de la chanson précédemment citée). "A leur place, je me serais arrêté là."
Tout continua de façon semblable, et cela dura un certain temps.
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