n-14 (1) - Aube - questions - suite


C'était un matin à roulements de caisse claire, printemps antidatés, un matin où une démentielle euphorie prenait le pas sur toute pensée, une envie de vivre, un enthousiasme qui se passait de projet, une sensualité qui faisait vibrer les assiettes sales et crachoter la cafetière comme un attendrissant vieux tacot pris de vitesse comme par accident : c'était un matin classique, avec des envolées, des allers-retours virtuoses de violon et d'accordéon même qui ne tenaient pas en place - un matin à la Miller, un matin à la menthe, un matin d'amour et d'eau fraîche où mille romances absurdes naissaient de mes lèvres à mon nez, de la table à la fenêtre, où tout était connecté et tout jouait ensemble, un matin d'extrême lucidité et de fou rire spontané, un matin en petits points lumineux, diodes electro-luminescentes, le sac poubelle à vider gonflé dans sa bassine comme un gros animal de dessin animé, avec sa bouche ouverte comme pour râler puis à se contenter de rire, un matin d'illusions comiques et de spectacles entrecroisés, où tout était beau, tout était un appel, et la porte une caresse, et l'étroitesse une promesse, et l'insalubrité une aventure, et les miettes de bons souvenirs qui ne laissaient pas de poids dans l'estomac, et chaque objet frais l'œil pétillant, et tout ce qu'il y avait dans ma tête à danser comme à vingt ans, et la désuétude de cette remarque à danser elle-même, et le mot désuétude, le matin battait son plein, ding, dong, c'était un matin qui battait son plein sans rien chercher à dire, juste se fondre dans le monde en l'embrassant à pleine bouche, un matin espiègle et crétin d'amoureux, un matin qui n'engageait à rien, et à la fin, ne donnait rien - mais qu'on aurait tant voulu voir vibrer comme ça de petits bonds et de désirs étincelants, un matin à cieux, un matin à ciel, un matin artificiel gavé de lunes brillantes et de promenades aux feuilles volantes, un matin oiseau qui m'avait donné son cœur, un matin de radieuse obsolescence illuminée au temps électrique, brumatisée  de moments brillants gonflés d'espoir, un matin de grand confort moderne, un matin à renouveaux, avec un sens, un matin à renverser des écheveaux à vapeur, un matin-putsch à soi-même où résonnaient des avenues d'avenir dans un carrefour qui avait oublié ses limites et n'avait pas besoin de permis, un matin de liberté fraîche et légère, de gratitude globale, à tout, d'envie, ou bien rien, on ne sait pas, un matin dispersé, ondoyant, nébuleux, sinueux, versatile, véhiculaire comme jamais, et sans vraiment bouger, écrasé par la lumière et décalé des temps fort comme un fox-trot réanimé, à swinguer, à breaker, à post-top-hyper-circuit-bender, à piano préparé, à crac et tout défait, à poum et plan et splash et hop, à point raison garder, à sautiller tout comme ça et c'était encore plus long qu'à raconter, ça faisait le contraire de la réalité, un beau matin tout fier qui sentait la rosée et germait en flammèches et bouquets dans un univers de robes fendues et de sourires aussi, et de secrets palpitants comme le vieux nom du cœur à poêler et qui rissole à tuyaux déployés, et puis je me suis levé et j'ai perdu le fil, je me demandais quand je cesserai à nouveau de me sentir heureux, et si je n'avais donc aucun contrôle là-dessus, et s'il n'y avait vraiment rien à faire de tout ça, et pourquoi j'avais soudain tellement d'envie d'être là, et, quoi de neuf déjà.

Il était seize heures. Et vingt-trois minutes. A qui donc ça pouvait faire quoi que ce soit, qu'avais-je aujourd'hui à partager avec personne ? Le gang des questions s'était invité et prenait déjà ses aises en mettant les pieds sur la table et dans le plat. Tout le gang, ça fait combien de pieds déjà ? Les questions. J'en faisais mon affaire, je leur règlerai leur compte, à chacune, ou le sien, rongé par le doute je disais, l'une après l'autre, je leur démonterai la face et les renverrai chez leur maman en deux coups de baramine trois mouvements. Sûr. En attendant je faisais sur moi comme un enfant et je me cachais à moi-même dans les recoins, je me faisais plus petit encore que tout petit de soi, je me faisais rien, poussière, instant fragile et muet - je pensais faire illusion - je pensais que ça pourrait marcher. Mais ce sont elles qui m'ont eu, les questions. Elles ne se posent pas, elles s'élancent en feu d'artifices maussade et réduisent d'autant l'espace, j'avais beau être plus petit que moins que poussière, elles m'attendaient au tournant et ne m'ont pas loupé. C'est toujours la même histoire : on croit vivre tranquille un bout d'instant isolé, rien qu'à soi, qui ne demandait rien à personne qu'à s'écouler puis laisser place à d'autres bouts d'instants isolés, rien qu'à eux et qui ne demandaient qu'à s'écouler puis laisser place, on croit ça puis en fait, c'est encore de l'histoire et je ne sais quelle grande mésaventure collective qui nous dépasse de tous côtés pour nous laisser pantelant avec des significations obscures qui font fausse monnaie en devises inconnues, petites coupures de quant-à-soi de rien du tout. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire ? Ce sont encore les questions, elles ne respectent aucune règle, n'ont pas l'élégance du combat, le style à l'escarmouche, elles bourrinent et sortent toujours vainqueures avec leurs points d'interrogation tout brillant au cou, massives, musclées, écrasantes comme leurs victoires qui tournent en rond parce qu'on savait déjà la fin avant que ça commence.

Je ne sais plus où j'en suis. Reprenons. Je veux chanter, je me laisse casser la gueule par les questions - ce n'est pas grave, elles gagnent tout le temps, on les laisse faire, elles reviendront - je suis l'heureux bénéficiaire d'un formidable matin perdu et je ne sais plus où j'en suis, nous reprendrons.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire