Binaire et linéaire petit
soufflet sans nom, il se semait des égarements et se renvoyait la balle
de loin contre des murs changeants. Arbitraires et aléatoires étaient
les rizières ; parallèle, époustouflante la vallée ; et tous les autres,
las de soi, enfin. Le mouvement de l'un à l'autre était la chance, même
à ne rester qu'un. La dialectique électronique, et les erreurs, et les
changements, et les appels et résonances qui sont le corps lui-même de
la chanson. Alors, il peut être question.
"Ne pas laisser
faillir ce que je sens. Ce que je sens n'est pas ce qu'il reste, mais
tout ce qu'il y a jamais eu." Ainsi marchaient Gorge râpeuse et
Frémissement flottant. "Se mouvoir, c'est ce que l'on fait de mieux",
grognait l'un. "Tu sais que fût un temps, on ne me laissait jamais payer
pour rentrer", grondait l'autre. "Elles étaient toutes à mes pieds.
J'ai aussi connu des gens célèbres. L'argent n'était pas un problème.
J'avais beaucoup de charme. Une personnalité hors du commun. Oui. Tu
sais que, fut un temps, j'inventais la nostalgie. En arcades et sur
console. J'étais un révolutionnaire, oui. Tout le reste du temps s'est
écoulé en réaction. Le temps a découlé, oui. N'est-ce pas. Tu sais que
je me les suis toutes faites, elles étaient toutes à mes pieds. J'ai
aussi écrit des livres. Tu sais qu'on me proposait de la drogue. Je
faisais aussi la circulation dans l'avant-garde. Avec un beau sifflet et
une absence bleue d'uniforme. Les enfants étaient chafouins, taquins,
mais ils se tenaient tranquilles quand j'étais là. J'avais le papillon,
tu sais. Tu sais qu'on me demandait des licences pour certaines émotions
un peu pointues que j'étais seul à laisser distiller. Tu sais que dans
ma rue on me versait des offrandes. J'ai fait taire les rumeurs, aussi -
c'était moi. Et j'ai connu des tas de gens célèbres, oui. Je suis allé
un peu partout, même en dehors de mon corps - qui n'était pourtant pas
le plus mal fait de la ville. J'ai connu un arracheur de dents. J'ai
connu Jésus, qui n'était pas ce qu'on dit - je lui ai fait part de mon
scepticisme, j'ai souligné quelques incohérences, il m'a dit qu'il
fallait bien vivre et que c'était comme ça, chacun son rôle, il a fait
moui moui sans chercher à me démontrer son existence. Je l'ai trouvé
très bien, un peu dupe de ses croyances, de ses convictions, mais ça,
bon. Tu crois qu'ils nous laisseront rentrer gratuitement ? Je veux
dire, ça n'est qu'un bal et j'en ai bien vu d'autres. J'ai été à la
Sagrada Famiglia. Barcelone. Une fête ininterrompue. J'ai dormi dehors,
avec des musiciens. On était fous. Ils me tannaient pour que je chante.
Je répondais que c'était bien assez d'être moi, n'est-ce pas, et d'avoir
fait tout ça. Et là on parlait d'autre chose ou on allait chercher des
sandwiches. On était fous. Les locaux devaient se demander, des fois.
Hein. N'est-ce pas. Les locaux de là-bas. On peut peut-être demander une
réduction ?"
Ne pas faillir à ce que je sens. Et si je ne
sens rien ? Et s'il n'y avait jamais rien eu ? Vieille lampe à essence,
que je manipule maladroitement. Le voisin de palier est mystérieux et
me met mal à l'aise. J'ai voulu faire lire à l'amie un texte témoignant
de la plénitude de mon sentiment, mais je me suis trompé de cahier et
n'ai trouvé que des fragments adolescents griffonnés à la hâte, et dont
chaque ligne inclinée est entourée de blancs qui font vertige. Je
m'amuse des dates tout aussi fantaisistes. Le bon cahier est sur le lit,
bien en évidence, mais il ne sera lu de personne parce qu'au moment où
je le retrouve, le voisin vient me parler de pêche. J'essaie de
l'interrompre pour lui expliquer que je n'y connais rien, que ça ne
m'intéresse pas, que je suis venu témoigner de la plénitude de mon
sentiment. Je finis par le renvoyer chez lui. Un stock de cadeaux
technologiques non emballés, ou aux emballages défaits, sous une vitrine
rectangulaire comme dans les musées. Elle prend quasi autant de place
que mon lit et se dresse à côté. Je ne suis peut-être pas là pour ce que
je crois. C'est peut-être noël et il ne s'agirait pas de soi. Le voisin
rentre enfin chez lui. C'est là, dans un cagibi, dans une dépendance,
que j'atteins la lampe sans parvenir à l'allumer. L'essence dégouline et
je crains pour ma santé. Je me souviens de gares absurdes, les noms de
ville auxquels personne ne croit. Elles sont exagérément petites et
évoquent des paysages fantastiques en papier-mâché qui ne font pas
rêver. On ne saurait s'arrêter à ça, semble dire le train qui s'y arrête
tout de même mais sans laisser à personne le temps d'y accoster, à
peine une pause à chaque fois, suivie d'un seul coup de cloche toc à la
résonance étriquée, qui indique déjà la reprise du trajet. Et c'est au
bal qu'on doit arriver.
"Le monde n'est pas là, ce qui
s'appelle personne, j'étais un peu fou d'inventer la nostalgie avant
d'avoir des souvenirs. Ça devait être celle des autres, comme ils en
avaient déjà assez. Je n'étais pas là pour ce que je croyais. Maintenant
que je n'en ai plus, je vais inventer l'avenir." - "Vous êtes un bien
beau parleur, monsieur." - "J'aimerais encore être la banquette d'où
vous me regardez. Où donc ont-ils mis toute la musique ?" - "Elle est
partie, elle s'ennuyait, elle se repose. Je lui garde la plénitude de
ses sentiments, monsieur. Qui est votre camarade qu'on voit là, tout à
ne pas faillir à ce qu'il sent ? Vous êtes venus avec ? Il a l'air bien
inquiet." - "Que voulez-vous que je vous dise, il l'est. Si nous allions
ensemble."
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