Blackwork

Exemple de blackwork (wikimedia)


Aux XVIe et XVIIe siècles des toiles de lin blanc étaient brodées avec de la soie noire. Motifs réguliers et réversibles, ces tissus servaient à la confection des vêtements.
Aujourd'hui le plus souvent sur étamine cette broderie sert à orner des petits ouvrages ou des broderies plus compliquées en jouant sur l'épaisseur des fils utilisés.

(source : wikipedia, article broderie)



Comme j'avais coutume de le dire, sur ce ton mi-plaisant qui contribuait au charme de ma compagnie, je me piquais de faire de la broderie depuis 64 ans.

J'ignore comment j'avais commencé. Cela m'était venu comme ça. Ma famille n'avait pas de brodeurs. J'étais allé chercher les conseils dont sont friands les débutants autodidactes auprès de quelques amis qui brodaient à leurs heures perdues : un point de croix par-ci, un canevas par là, quelques astuces et, le cas échéant, des fils à crocheter usagés qu'on me troquait contre des agrafes ou des trombones -  la broderie et la bureautique se disputaient alors les cibles de marché des 15-25 ans - tout ce qui pouvait m'aider à progresser était bienvenu.

Si bien que, lorsqu'au gré des modes, les engouements passagers de mes amis se focalisèrent sur de nouveaux frissons - "t'as rien compris, la broderie c'est du passé maintenant, le macramé (ou la mécanique des fluides, ou les bouilleurs de cru, selon l'air du temps) c'est bien mieux !", je me retrouvais seul, à broder pour personne. Et triste parfois, conséquemment.

Cependant, rien ne diminuait mon enthousiasme. La broderie était plus que ma passion, c'était simplement mon mode d'existence - que m'importait le ouïe-dire, que m'importaient les silences embarrassés des amis auxquels je tenais absolument à montrer mes dernières trouvailles en matière de travail de l'organdi au point d'ombre et autres boutis aboutis, que m'importait l'indifférence du monde et le plébiscite perfide de loisirs créatifs ramollis et crétins comme la rôtisserie, la culture de bactéries, la pop music ou que sais-je encore - je brodais, cela m'allait. Je brodais donc, quand on ne m'oubliait pas on me regardait comme un ringard de première - comme disent les jeunes - mais je brodais, donc j'étais.

On me dit qu'on ne peut pas exister sans les autres, ce sont toujours les mêmes autres qui disent ça. Moi j'ascétisais, mon univers était fait de points, points de tige, points lancés, points passé plat, points passé empiétant, points de feston, points de grébiche, points de bouclette, points de chaînette, points de noeud, points d'araignée, points de poste, points Floria et j'en passe... Mon cœur était un métier à broder, je m'étais même fait suturer cette maxime au fil chirurgical sur le genou droit, dans ma période broderie gothique, après un accident de monocycle.

Le temps passait, les amis s'éloignaient, mes affaires financières étaient au plus mal, ma vie sociale s'affaissait, mes proches préféraient ne plus s'enquérir d'à part ça comment j'allais, c'était trop déprimant, mes affaires de cœur se trouvaient toujours sabordées, qui pour un scrapbooking, qui pour un appliqué mal positionné qui m'avait fait perdre la tête, et je brodais encore, je brodais avec une joie, une foi, une passion demeurées longtemps inentamées.

64 ans que je brodais, envers et contre tous. En toute modestie, je considérais avoir de la bouteille, peut-être même du talent. Quand le doute s'immisçait, quand je me disais que peut-être ce n'était simplement pas ma voie, que broder, c'était surfait et qu'aucun modèle ne pourrait plus rentrer dans mes dentelles, qu'aucun service à thé ne voudrait plus de mes nappes, qu'en matière de loisirs créatifs j'étais totalement has-been, eh bien, je me remettais à broder avec encore plus d'ardeur pour ne pas avoir à me laisser hanter pas ces désagréables remises en cause.

Le cas échéant, je brodais en solo, je brodais du noir, je brodais en désespoir de cause et je brodais pour oublier. Je tirais parti de ma solitude pour broder mes plus audacieuses, parfois même, cruelles, amères créations. C'est souvent à ce moment-là qu'un camarade sans visage du bout du monde, un avatar glané sur des forums internet de brodeurs où régnaient des ambiances glaciaires voire paléolitiques, se mettait à m'encourager : "hé, sympa ta nappe !" - message qui me mettait les larmes aux yeux, gloire à DMC, j'étais enfin reconnu, soutenu, encouragé, je bénéficiais d'un modeste mais réel succès d'estime dans le happy few de la broderie ! Puisse ces traits sibyllins aux pixels parcimonieux bercer mes illusions, juste assez pour maintenir mon envie de broder toujours et encore !

Las, un jour il n'y eut plus de messages, plus de petit pouce levé sur mes cris brodés de désespoir : pendant quelques années j'en fus quelque peu contrarié, puis je me dis que je ne brodais pas assez bien pour mériter cette reconnaissance, et qu'il me fallait donc broder encore : je brodais, donc.

Je brodais, je brodais. A part ça, comment ça brodait ? Ça brodait, merci. Je brodais avec une pointe d'humour, je brodais pour rire et sans plus de prétention, je brodais pour le fun, sur ce ton mi-plaisant qui contribuait au charme de mes broderies.

Pour autant que je puisse percevoir l'agitation du monde extérieur, quand je levais les yeux de mon métier à broder, il me sembla que la broderie revint à la mode. Je vis des icônes brodeur-s-es portées au pinacle. Je fus même jaloux parfois, vexé, je pus à certaines heures me considérer mésestimé, voire pris pour un abruti, ou plus exactement, pour personne. Mais quoi, 64 ans que je faisais ça. Devais-je renoncer ? Peut-être. Étais-je prêt à arrêter ? Absolument pas. La question était réglée. Je brodais. Peut-être connaîtrais-je la gloire après ma mort, et peut-être jamais. Peut-être serais-je l'instigateur d'une certaine manière souterraine et avant-gardiste de considérer la broderie, ce qui m'aurait beaucoup amusé : après tout, je ne faisais que de la broderie ! C'est sympa la broderie, mais bon, il y a des machines maintenant, pour ça ! Entre nous, avec tout le respect que je dois à cet humble artisanat en relative - et bien regrettable - désuétude, il n'y a pas que ça dans la vie !

Car, voyez-vous, quand je brodais je laissais mon esprit vaquer à toutes sortes de rêveries et de méditations, et je pensais enfin à toute autre chose que ce qui faisait mon quotidien, ma lutte, mes rêves et mon unique réalité, et avait pris le pas sur tout le reste : la broderie même. J'étais tellement obsédé par la broderie qu'il ne me restait plus qu'à broder pour penser à autre chose. Le sexe. La nourriture. Le tricot.

Le tricot, oui. C'était peut-être ça, ma voie.

Mais, bon sang, oui. Le tricot. Comment avais-je pu perdre autant de temps, m'embarrasser d'autant de relations hypocrites, m'humilier à quémander l'attention des autres, renoncer à la société et passer à côté de l'essentiel, allais-je donc continuer à gâcher ce qu'il me restait de vie à un passe-temps aussi dérisoire que (le simple mot désormais me faisait sourire) "la broderie" ?

Certes non. Le tricot, c'est plus à la coule, c'est plus sympa, je trouve, et c'est joli, aussi.

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