C'était un gars, on l'appelait Punk. Il était vieux.
C'était le vieux punk, comme on disait dans le village, Béton, par abus
de langage parce que c'est comme ça qu'on s'exprimait dans le village.
Béton, c'était le nom du village.
Punk ça ne veut rien dire, c'est juste un nom. C'est comme quand on dit : les "autres", ça ne veut rien dire, n'est-ce pas. Eh bien voilà : ça fait assez longtemps qu'elle se passe cette histoire, et à cette époque, on disait "les punk" comme on disait "les autres". Il y avait les autres, et les punks. Et il y avait notre vieux punk et les autres.
Notre vieux punk (ce n'est pas qu'il est à nous, c'est une façon de parler), on pourrait dire ce vieux punk, allez : ce vieux punk il avait un chien. Chien ce n'est pas comme "autre", le chien il avait un nom. Il s'appelait reviens ? Non, ça c'est un autre chien : lui, il s'appelait Talent. Le chien de notre vieux punk, ce n'est pas le nôtre, le punk, ni le chien, puisque c'est le sien, de chien : son nom à lui, le chien du vieux punk, il s'appelait Talent.
Ce n'est pas son nom qui s'appelait, c'est juste une façon de parler. Le vieux punk et son petit chien Talent n'étaient pas au sommet de leur forme, ils avaient vu mieux, tous les deux.
Talent avaient eu des écuelles mieux remplies. Punk avait eu de bons moments avec d'autres gens, qui n'étaient pas comme tous les autres (comment on disait déjà : oui, c'est ça : "les autres, ça ne veut rien dire" : n'est-ce pas ?).
Ceux-là n'étaient pas les mêmes autres, ceux-là, c'étaient ses potes. Il avait eu de bons moments avec eux, et puis c'était devenu les autres, comme tous les autres. Il n'avait plus trop de potes, Punk, beaucoup d'autres, et Talent en était à racler les fonds d'écuelle, et ce n'était pas très propre, et pas très bon, on faisait avec mais il ne fallait pas que ça dure trop... Non, pas que ça dure trop, hein parce que sinon...
En fait... Je vous le donne en mille : ça durait trop. Talent avait faim et finissait par aboyer souvent parce qu'il était de mauvaise humeur. Punk était de mauvaise humeur aussi et aboyait sur son chien parce qu'il n'avait plus trop de potes avec qui passer de bons moments, et les autres - ça ne veut rien dire - il ne les voyait pas puisque ce n'était pas ses potes, à Punk.
Un jour, c'était un mauvais jour, parce qu'à force comme ça sans potes, avec que des autres, pas grand-chose dans l'écuelle de Talent, les jours devenaient mauvais, Punk se mit à aboyer très fort sur Talent.
Voici ce qu'il lui dit :
"Si tu continues à aboyer, je te mange et je te tue. Je te tue d'abord et je te mange après. T'es devenu tout maigre à force de rien manger, mais ce sera toujours quelque chose à se mettre sous la dent, et puis comme ça je ne t'entendrai plus aboyer, et je n'aurais plus à t'aboyer dessus pour te dire d'arrêter d'aboyer toi-même. Tu me suis ?"
Talent répondit avec une toute petite voix :
"j'ai peur de ne pas tout comprendre."
Punk attendit qu'il s'explique un peu. Mais non.
"Qu'est-ce que tu n'as pas compris ?"
Talent ne répondit rien.
"Bon ça va comme ça, je ne vais pas passer la nuit à parler avec toi, de toutes façons, j'ai dit l'essentiel : si tu continues je te mange et je te tue."
De ce jour, on n'entendit jamais plus Talent aboyer. Muet comme une carpe, il était, le chien Talent de Punk en colère. De temps en temps, il faisait "mmmmmm". Un tout petit "mmmm" aigu de chien discret. Et, tout seul, quand Punk n'était pas dans le coin : "mmmmm, j'aurais bien aboyé un petit coup, là. Mais bon. A la place, je vais manger, tiens. Ah mais non, il n'y a rien dans mon écuelle. Bon. Ben alors, heu, je vais faire mmmmm tiens. Voilà." Et Talent de recommencer : "mmmmm."
L'histoire pourrait s'arrêter là, n'est-ce pas ? Punk aboie, le chien se tait, et voilà, emballé c'est pesé.
Mais les jours sont longs, surtout les mauvais, et comme avec le temps qui passe les jours sont de plus en mauvais, ils deviennent forcément, chaque jour, un peu plus longs. Vous me suivez ?
Je ne dis pas que ce soit comme ça dans la vie hein ! Mais dans mon conte à moi, l'histoire du vieux punk qui s'en foutait qu'on l'aime, le temps se passe comme ça. Pas trop de potes, des autres en veux-tu en voilà, et des autres ça ne veut rien dire, n'est-ce pas - un chien Talent qui a faim et n'aboie pas, un vieux Punk qui n'a pas l'air de s'en foutre tant que ça. Et pourquoi ? me direz-vous. "On n'en est pas là !", rajouteriez-vous, peut-être. J'y viens, j'y viens.
"mmmmm", faisait Talent.
"Quoi ? Mais quoi encore ?" faisait Punk.
"mmmmmm... Il y a quand même quelque chose qui me dérange, là-dedans.que devient l'Ami, ton ami ?"
Ah, je ne vous l'ai pas dit ? Comme Punk n'avait plus trop de potes, et qu'il ne lui en restait qu'un, Punk l'appelait "ami", pour le distinguer des potes qu'il n'avait plus. Ami, c'était son seul pote. Il n'y en avait pas d'autres, parce que les autres, n'est-ce pas, ça ne veut rien dire. On ne le voyait pas très souvent, mais quand il était là, c'était de bons moments pour Punk, un peu comme avec les potes à l'époque, mais maintenant et avec son seul ami, Ami. Vous me suivez ? Maintenant au lieu d'à l'époque, et l'Ami remplace les potes.
Il n'y en avait pas un comme lui, l'Ami, il n'était pas comme les autres, les potes et encore moins comme les autres, ceux qui ne veulent rien dire. Il vivait dans un coin de Béton qui n'était pas si loin que ça.
Punk se dit : "Talent n'est pas si bête, tiens, pourquoi n'irai-je pas voir l'Ami ? Parce que : ce n'est pas qu'on s'ennuie, mais bon... Allons dire bonjour à l'Ami."
Ils y vont. "Salut l'Ami, ça va ?"
"Oui ! Et toi ?"
Punk se dit que ça faisait un moment qu'on ne lui avait pas demandé ça. Il réfléchit, et répond en montrant son chien du doigt.
"Moi ça va... Mais Talent... Mon vieux Talent me fait bien du souci. S'il continue, je le mange et je le tue."
"Allons bon !" Fit l'ami.
"Raconte-moi donc ça."
"Alors..."
Et le vieux Punk qui s'en foutait qu'on l'aime lui raconta toute l'histoire que je viens de vous raconter, depuis le début, avec les mêmes mots et tout. Comme j'ai l'esprit de synthèse je ne vais pas vous la refaire, mais, voilà, les potes et les autres, les autres ça ne veut rien dire, les aboiements et le "mmmmm" aigü de petit chien discret, les "je te mange et je te tue", jusqu'au chien qui dit : "Il y a quand même quelque chose qui me dérange dans tout ça", et puis l'Ami qui n'est pas comme les potes ni les autres ni les potes qui sont devenus comme les autres.
Arrivé à l'histoire de l'Ami, que l'Ami connaissait déjà, puisque c'était lui, l'Ami, l'Ami dit :
"D'accord. Je crois voir ce que c'est."
"Ah ?" fit le Punk.
"Oui." répondit l'Ami.
"Mmmmmmm", fit Talent, par ennui.
"Alors, c'est quoi ? Ce que tu crois voir ?"
Eh oui, c'est quoi, ce qu'il croyait voir, l'Ami ?
"Tu es aigri."
"Ben mince alors."
"mmmmmm..."
"Tu as maigri, aussi, et ton Talent s'amenuise tout autant que toi.
"Comme tu y vas !" - répondit Punk - c'est vrai qu'il n'y allait pas avec le dos de la cuillère, l'Ami.
"mmmmmmrrrrr c'est pas bientôt fini tout ça ?", fit Talent toujours par ennui. "On ne s'entend plus se taire."
"Je ne vois qu'une chose à faire", fit l'Ami. "Aboyez, tous autant que vous êtes, le plus fort et le plus longtemps possible : mettez-vous tous à aboyer qu'on ne s'entende plus, et, regardez : j'aboie aussi.
"OUAAAAAAAAH", l'Ami poussa ce grand cri terrible, très très très fort, je ne vous le fais pas, je n'ai pas assez de voix, mais c'était un sacré vacarme, croyez-moi.
"OUAAAAAh ! OUAAAAAAH !" firent tous, le chien, le punk et l'ami, tous très fort et sans s'arrêter. Sauf le chien.
Quel bruit, mais quel bruit !
Bientôt tout Béton, même les autres, et les vieux potes aussi, et ceux qui n'avaient jamais été ni pote ni punk ni ami, tous ceux dont on n'avait jamais entendu parler, tous et tous les autres se mirent aboyer très fort, d'abord :
"MAIS C'EST PAS UN PEU FINI TOUT CE BRUIT ???"
puis, comme ce n'était pas fini :
"OUAAAAAAAAh ! OUAAAAAARF !"
Quel bruit, quel bruit !
Tout le monde aboyait, ça ne s'arrêtait plus. Et comme ça ne s'arrêtait plus, tout ce beau monde finissait par se menacer les uns les autres, en aboyant très fort les uns sur les autres :
"SI TU CONTINUES JE TE MANGE ET JE TE TUE ! ET TOI AUSSI, SI TU CONTINUES ! ET VOUS TOUS AUSSI !"
Et certains étaient plus fous que d'autres :
"SI JE CONTINUE JE ME MANGE ET JE ME TUE ! TAISEZ-MOI MAINTENANT !"
ET d'autres plus altruistes :
"SI NOUS CONTINUONS NOUS NOUS MANGEONS ET NOUS NOUS TUONS ! TAISONS-VOUS MAINTENANT !"
Et comme ça n'arrêtait pas, tout Béton se mit à se mordre à l'aveuglette, puis à se manger tout cru.
"OUAAAARF ! miam ! mmmm c'est bon ça, j'en reprendrai bien un bout ! Si on m'avait dit que les autres avaient autant de goût, j'en aurai mangé plus dès le début ! OUARF !"
Quel bruit et quelle terreur ! Tout le monde aboyait, tout le monde se mangeait. Si bien qu'à la fin, il n'en restait plus. De quoi ? De tout.
Plus d'autres, plus de potes, plus d'amis, et Punk non plus, je n'en vois pas trace, il a disparu dans la mêlée dès le début. Il n'en reste plus, plus personne pour aboyer, plus rien à mordre et à manger, ils se sont tous tu, et ils sont tous morts. Ce n'est pas très gai, comme histoire, hein. C'est comme ça.
"mmmmm"
Mais qu'est-ce donc ? Ah oui ! C'est le petit chien Talent.
"mmmmm... C'est tout de même une drôle d'histoire, tout ça. J'ai peur de ne pas tout comprendre."
Personne n'est là pour lui répondre, je vous l'ai dit : tout le monde a aboyé, puis s'est mangé et tu.
Il y a juste un peu de restes, forcément, des petits bouts de chair, par ci par là. Alors Talent se balade parmi tout ça, s'interroge un peu et rogne des os, grignote des petits bouts : par ci par là.
"Bon bon, ce n'est pas mauvais."
Il se repaît. Et une fois repu, le vaillant chien Talent se met en quête d'un nouveau maître, car il n'y a plus rien à attendre de celui-ci. D'ailleurs, il n'y avait pas beaucoup à en attendre, de manière générale : il était un peu bête et pas très sympathique.
Vous me direz : en même temps, il s'en foutait, qu'on l'aime.
C'est vrai.
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