Automne à Brooklyn (2013)

L'automne à Brooklyn

Je pense à tout ce que les télécommunications ont fait de bien et de mal à mes relations

Je pense à toutes les fois où je me suis dit « mais non, non,
ça ne peut pas finir là à cause d'une panne de portable »
ou d'une erreur d'affranchissement
ou d'une rupture mais de réseau

Je pense à Karine et à cette cassette audio que je lui avais envoyée
Une cassette-lettre où je parlais, chantais, jouais du piano
Un fébrile truc qui frôlait la déclaration l'abandon complet l'aveu
et la blague et le tapotis sur l'épaule
et le pathétique et le magique
et l'adolescent et l'adolescent (des deux côtés du rivage)

une naissance, un avortement,
quelque chose qui venait de mon ventre comme un rire ou un gargouillis
un ricanement et un désir
quelque chose de tellement intime qu'un de mes poèmes n'en sera qu'à peine la place

quelque chose que je ne peux pas dire et que j'espère avoir jetée car jamais jamais jamais
je ne voudrai la réécouter

Je pense à quand j'ai eu la cassette entre mes mains
avec sur l'enveloppe ces gros coups de feutre noir et le tampon sordide
Défaut d'affranchissement ou quelque chose comme ça
(j'ai pourtant fait facteur après)

Quelque chose comme un mois
Et un effondrement de sentiments
après

Je pense à la lettre bougonne envoyée à Karine,
sans cassette cette fois ci et sans amour
correctement timbrée cette fois, lettre standard

le timbre rouge

et « je suis dégoûté »

je ne pouvais pas lui dire qu'elle ne pouvait pas comprendre à quel point je l'avais aimée et la tristesse de voir ce sentiment hors délai
démagnétisé

je ne pouvais pas lui transmettre en audio mes nouvelles blagues et mes nouvelles espérances et ma nouvelle joie et mes nouvelles chansons et ma nouvelle folle et irrésistible attirance
ma nouvelle magie mon nouveau pathos
étaient perdus
pour elle
et pour nous deux

pour un défaut d'affranchissement

je n'y ai plus pensé puis vint la malévole
que je n'ose encore nommer aujourd'hui de peur que le balcon depuis lequel j'écris ne s'effondre
et celui d'en-dessous, puis le sol en dessous
ainsi de suite jusqu'à l'enfer au centre de la terre
et son noyau de feu
tandis que les ouvriers du toit d'en face m'observent nombreux

tenter d'écrire
quelque chose de si intime qu'un de mes poèmes n'en sera qu'à peine la place

et le téléphone noir à clapet qui se taisait
qui se taisait
qui se taisait
dont l'écran noir restait
dont le clapet noir fermé restait
noir noir noir

ce coup-ci c'était la batterie
et l'enfer fut réglé en deux sms

mais il y en eut de plus drôles
Il y en eut de moins graves
hein

et aujourd'hui
Maryan
je t'envoie
un colis
à Brooklyn

Aujourd'hui Maryan
je t'envoie ce colis

avec des timbres de saut en parachute

avec des conneries comme un distributeur Pez (faisant référence à la série Seinfeld)

avec au dos une blague faisant référence à la série Seinfeld où Newman est le méchant voisin facteur de Seinfeld

Blague que j'ai barrée me rappelant que s'il y avait des chances que le facteur saisisse la référence,
Il y avait aussi des chances que cet Américain n'aime pas les Français
leurs colis mal foutus et bourrés de scotch
exprimant la fragilité tout le temps
et l'auto-dérision blessante finalement
leurs colis fébriles et leurs foutus sentiments

Platonisme
sublimation
fucking melodramas
fucking brain romance
fucking loads of « je ne sais quoi d'indicible »
Jesus, get REAL sometimes
(tout ça c'est dans la tête du facteur auquel j'ai épargné ma blague nulle
en référence à la série Seinfeld)

je n'ai pas pu dormir avant de te l'envoyer (et évidemment cela tombait un samedi,
figure-toi que je n'ai vu qu'aujourd'hui qu'il y avait un bureau d'ouvert le samedi après-midi)

j'ai mal dormi aussi après te l'avoir envoyé

il n'y a pour ainsi dire pourtant RIEN dedans
quatre disques et des bonbons
(je l'ai même écrit dessus pour la douane)

je me suis dispensé de déclarer ma lettre

ma lettre où il n'y a RIEN dedans non plus
rien que des mots gentils et qui n'impliquent personne

je te rassure
je voudrais te rassurer

je voulais te voir avant que tu partes pour te donner les disques et te dire
que tu n'avais rien à craindre de moi, ni ton copain
que je n'étais pas une menace
que mes sentiments pour toi n'avaient rien de contagieux
et que sublimation platonisme et fucking brain romance étaient mes trois mamelles d'extra-terrestre
irradié

j'ai mis tout mon temps tu as mis tout ton temps à la disposition l'un de l'autre et nous
encore une fois n'avons pas pu nous voir

je crois deux choses

que tu as peur de me voir
et que tu as peut-être raison

alors

je pense à Karine à la cassette audio et je me dis que
si je reçois d'ici quelque chose comme un mois
le colis retourné pour défaut d'affranchissement ou défaut de foi en soi ou défaut de quoi que ce soit,
défaut de François,

je t'enverrai – par mail


ça.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire