Bien avant de faire quoi que ce soit qui me donne la joie de répondre aux journalistes, j'ai toujours aimé m'inventer des interviews imaginaires, depuis que j'étais gamin et qu'Apostrophes ou Droit de réponse passait à la télé. Sans parler de Gainsbourg, d'Oscar Wilde, de Cioran ou de et de leur sens de la formule. Les réduire à ça est superficiel, et réduire soi-même à des répliques cinglantes à des questions que personne ne vous pose en réalité, est immature et un poil pathétique (tout à fait dans mon registre) ; or, "je ne me trouve jamais aussi superficiel et immature que lorsque j'essaie de paraître intelligent", comme dirait, mettons Ringo Star pour le coup.
Aussi, à la question "Pourquoi cette fascination pour les chansons américaines des années 1920 ?". Je répondrai, dans un premier temps... "Euuuuh...". Pourquoi ai-je été autant fasciné par Jobim et la bossa nova ? Pourquoi suis-je fasciné par les interviews ? Ai-je déjà fait quoi que ce soit qui me donne la joie de répondre aux journalistes ?
Eh bien voyez-vous, je me considère toujours en apprentissage, et toujours dilettante, et toujours curieux. Je suis le type le plus sédentaire du monde, voilà pourquoi je m'invente autant de voyages. Ohla, non, coupez, c'est naze. Dans les interviews imaginaires on peut toujours reprendre les conneries qu'on dit. Je regardais Boardwalk Empire l'autre fois. C'est une série sur les années 20 aux états-unis, Prohibition, corruption, lupanars, charleston, fox-trot, two-step etc. Eh ben, je trouve ça chouette. (Le journaliste note : "chouette"). Hm. Et puis j'arrête de boire en ce moment, du coup toute l'histoire de la Prohibition donne un tour grandiose et épique à mes petites affaires personnelles. ("Chouette..." "Tour grandiose"...). Mais... Plus profondément... (le journaliste lève la tête d'un air intéressé), eh bien, je viens du surréalisme et j'ai soif de tout ce qui rend exotique, étrange, le quotidien, tout en ayant de l'ironie sur ma propre, heu, soif d'illusions vous comprenez ? (le journaliste ne comprend pas). C'est un rêve dans un rêve encore une fois. La soif d'apprendre côtoie le désir de se perdre, chaque trajet est une dérive et chaque dérive a ses limites. Je crois en l'équilibre par la dynamique, par la dialectique, par le fait de passer d'un pôle à l'autre, sincère à chaque fois, entièrement à chaque fois, jusqu'à ce que le gong dise "arrête, là, et pars dans l'autre sens". C'est pour ça que je n'ai jamais essayé les drogues dures parce que j'ai peur de ne plus entendre le gong, et la question c'est, pour qui sonne le gong, et les années 20 c'était aussi la guerre des gongs, ah ah ! (là, je joue ma carte Higelin/Van Damme, je me lève de la chaise et je... performe. Le journaliste en profite pour lever la tête de son carnet et regarder les bibelots en bois du bureau. Mes interviews imaginaires se passent souvent dans un bureau avec des trucs en vrai bois. Pas présidentiel, plutôt vieil écrivain.)
Oké. Donc, chouette, two-step, tour grandiose, performance, trucs en bois. Le peu de journalisme que j'ai pu faire m'a fait réaliser que la prise de notes pouvait être un art en soi. Là, je m'écrie "Marge Simpson" ! Le journaliste note : "bien sûr mon épisode préféré des Simpsons, Marge incarnant les ligues de tempérance à l'époque de la prohibition, à l'occasion de l'ouverture de La Maison-Derriere dans Springfield. Youtube. Hélas images non animées."
La bataille de chansons entre la légèreté volontiers scabreuse et l'aride refrain abstinent, c'est toute ma vie. (Là, je joue ma carte "c'est toute ma vie", une technique d'interview assez efficace : "la ligne de tramway va jusqu'à La Pardieu." - "Ah ! C'est toute ma vie !"). Peut-on réduire le désir d'immaturité chez Gombrowicz à la tentation bourgeoise de l'encanaillement ? ("en-cas allemand", note le journaliste, puis en tout petit : Bretzelitch) - non, à cause des mouvements de la conscience et du fait que la conscience en apprend plus dans ses allers-retours, dans ce parcours cahoteux, qu'en suivant une ligne droite avec un but particulier. ("but particulier ?" note le journaliste.) "Vous voulez dire que le two-step a un but particulier ?"
Je me tais et considère Edgar, mon intervieweur, avec émerveillement. "Veux-tu être mon ami ?" Lui demandè-je. "Cette formule résume d'autant mieux ma pensée que je ne vois pas du tout ce que je veux dire. Et ça, ne pas savoir ce que je veux dire, c'est toute ma vie. Ce ne sont pas tant l'un ou l'autre que la relation entre l'un et l'autre, que le mouvement, que l'électricité, qui m'intéresse. On me pose souvent (sans arrêt à vrai dire, ça ne me laisse plus le temps ni d'y répondre ni de le faire, pfiou, saleté de journalistes - sans vous offenser) la question de comment je compose : très souvent, une grille harmonique en elle-même simple et peu originale est enrichie et parfois bousculée par un ostinanto de deux ou trois notes qui tantôt soutiennent cette grille harmonique, tantôt rentre en conflit avec. Tantôt agaçantes, tantôt poignantes, tantôt en accord. C'est flagrant dans Dimanche, dans Yeux (do-mi), et aussi dans des reprises où à partir d'une grille d'accords donnée, je m'amuse à trouver deux notes qui tenteront tout le long du morceau de s'intégrer à la mélodie, plieront parfois, rentreront en franc conflit à d'autres. (Mandy weird notes, I'm gonna sit right down). C'est intéressant pour moi de reprendre les standards parce que, heu, je ne suis pas un type si théorique que ça, mais le peu d'idées que je peux avoir, les développer comme ça, heu, je trouve ça intéressant, et ça montre aussi quelque chose d'à la fois fragile et d'intemporel dans des structures considérées comme classiques, puisque, heu, c'est la définition même du standard. Pas téléphonique hein, ah ah !"
Silence, puis le journaliste : "Ah, être ami, c'est très gentil mais j'en ai déjà trois !". Il note : "trois". Barre, et renote : "3". La prise de notes est un art.
Silence, et je reprends : "Je n'ai rien inventé et je le sais, mais je pense à l'émerveillement que j'ai eu quand j'ai écouté cette reprise du standard Laura par Don Shirley. J'aime cette note incongrue qui tout le long de la ballade vient interférer, parfois timidement, parfois presque grotesque, pour prendre un sens dans l'harmonie sur un accord, puis se plier très brièvement au mouvement des autres notes, pour revenir à sa détresse dérisoire et merveilleuse de petite note, "fausse", ou seule à être vraie, perdue dans un flot romantique. C'est à la fois intelligent et sonorement ça ouvre la porte à des émotions qui... Ça correspond à l'histoire de la chanson, qui est aussi le coup du rêve dans un rêve, parce que Laura est une femme tellement parfaite qu'elle n'existe que dans un rêve, et donc que dans cette chanson, tu vois, Edgar ? La note dans ce morceau de piano, dans cet arrangement - dérangement du standard, c'est la Môme Néant, c'est l'étonnement de ne pas être né qui fait contrepoids à l'inconvénient d'être né... Et voilà, ça fait partie des moments où je me dis : j'aime ça dans la musique, quand ça raconte des histoires absurdes comme celles-là, parce que nos histoires à nous sont universelles dans cet absurde, et nous sommes tous des notes perdues (non pas comme dans Baudelaires des albatros ou des accords dissonants dans la grande symphonie, mais comme dans Gombrowicz, des êtres désireux de participer à l'humanité sans renoncer à ce qu'ils sont, et qui échouent aux deux, et dont la persistance dans l'impossibilité est à la fois la bouée et le boulet, et qui ne cesseront jamais ni d'essayer ni d'êtres jugés, et dont la seule issue n'en est pas une, enfin, j'adore l'ironie de la phrase finale de l'Homme Révolté de Camus, "il faut imaginer Sisyphe heureux"). Ah, je ne sais pas, je ne suis pas philosophe et j'ai toujours du mal à mettre en place mes idées, mais..." Pas de Youtube. Trouvable sur deezer.
"Je m'excuse de vous interrompre, mais j'aimerais recentrer le débat : la foire de la nouille... Combien d'exposants cette année ?"
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