cosmogonie du bide

j'étais recalé
trois fois dans la même journée
sans compter les dix-sept laisse tomber
pour chaque tentative

de poème, de dialogue, de purée de faire les courses et penser au papier
c'est pas si compliqué

échec au bonjour ça va
échec à l'ouverture de porte
échec au mobilier et échec à la vie

recalé, évincé, rejeté,
tous-les-synonymesé

dépité découragé
tu as compris n'est-ce pas

j'étais l'ombre de moi-même comme diraient les Beatles
mais une ombre qui ne voulait pas de moi comme porteur d'ombre

j'étais une ombre dans la nuit comme diraient les Pastels
mais sans sagesse et sans sourire

c'est-à-dire
que je m'efforçais de garder le sourire
et là

je me suis fait à moi-même un bide qui atteignait le métaphysique
le bide de tous les bides, seul face à moi-même
je me suis hué en dedans

hué en moi celui qui s'efforçait de sourire

"admets ta tristesse imbécile"
"admets ton échec et ne viens pas nous la jouer à l'américaine"
"pleure et mords la poussière, à pleines dents la poussière"
me suis-je hurlé dessus en me balançant une canette dans la tronche

tandis que je m'efforçais de sourire en marchant

et ces quatre secondes de bide et leur détresse profonde
d'être soi-même à soi-même le spectateur obligé et déçu
et le frontman effrayé sous les huées
perdant ses moyens et
mon dieu
s'efforçant de sourire

ces quatre secondes d'auto-bide
(après elles j'ai seulement fait profil bas vis à vis de moi)

avaient quelque chose de génial
que je ne sais pas dire

peut-être que je me suis dit

ouah
si on peut encore être l'ami de soi-même après s'être vu se planter et s'enfoncer comme ça

bon sang
on a raison d'être en vie quand même

peut-être que je me suis dit que si j'étais encore capable d'être mon public le plus mauvais le plus cruel
et le plus exigeant
ça pourrait me dispenser de demander à qui que ce soit d'autre
de me remballer ou de m'ignorer

il y a quelque chose d'intense et d'irremplaçable dans ces moments d'au-delà de l'embarras

où la solitude devient
une extra-solitude hyperbolique
une hyper-solitude auto-exotique

quel étrange bonhomme, quelle étrange vie
quel étrange monde et quel étrange infini
j'ai comme une infinie pitié pour l'infini de ma pitié pour ce lui qu'est moi
mais est-ce encore moi ce drôle de moi ou

une espèce de trésor fermé du dedans et du dehors

comme le cosmos

comme le cosmos me répétais-je en marchant

si tu ne joues pas tu râles et tu te plains
si tu râles tu dépéris
et tu connais trop bien ce type de dépérissement pour y retourner
ou pour je ne sais quelle raison d'ailleurs
tu ne veux plus
tu ne peux plus
dépérir ainsi

si tu joues
tu prends des risques

si tu prends des risques
des fois
tu te plantes


la vie-même est un bide
réussi

le bide est le seul moment où l'on profite pleinement de sa propre compagnie
le reste du temps on ne fait que s'accommoder de soi-même c'est-à-dire s'éviter poliment
on passe sur nos travers comme sur nos mystères

ce que nous avons de plus intéressant en dedans
nous ne le savons pas

quand nous débarquerons
de rares fois
dans nos esprits pour nous dire
à quelle point nous sommes
l'erreur et le dérapage
la faille de soi-même

et ce que ça a de beau
de la voir et de la sentir en soi notre faille à nous
vivre, frémir, tomber et se ramasser
d'avoir essayé

quand nous nous dirons ça
ces rares fois

où nous aurons la force de nous évincer nous-mêmes
de nous éjecter de la scène que nous nous sommes montée

nous serons en phase et en face
de tout et de soi-même

ces rares fois seulement
nous serons là.

(Applaudissements)

(levage de main genre fausse modestie)

(applaudissements plus nourris)

(chaises fracassées, pompiers, samu)

(émeutes dans tout le pays)

(révolution sanglante)

(levage de main genre fausse modestie).

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