J'ai
incontestablement
moins
d'appétit
qu'un barracuda
(Dans l'arrière-salle d'une petite
librairie, dans une ville de moins de six mille âmes, à l'occasion
d'une lecture organisée par l'association Des Lettres, Des Doigts, réunis
autour d'une petite table, en épicéa, avec des micros posés devant
presque chacun, c'est-à-dire quatre pour six, mais débranchés
parce que l'ampli ne fonctionnait pas et que « de toutes
façons, vu le monde, on peut le faire a cappella » - a dit
Dédé, les six participants, quatre poètes-lecteurs, dont le
libraire même, un organisateur (Dédé, précisément), l'amie du
plus jeune des poètes (qui n'est pas le libraire), à la faveur de
plusieurs éternités de silence après la lecture, d'un nombre
indéterminé d'éternités, se mettent à entonner avec lenteur et
gravité :
« Ba.
-Ra.
-Cou.
-Da. »)
(Je rentre chez moi plein de gloire
encore, toute cette gloire tous les jours, tous ces triomphes, toute
cette réussite finissent par me plonger dans un état nerveux qui me
rend difficile le sommeil, je songe à quand tout le monde n'était
pas si nombreux à s'être décidé à ne plus m'ignorer, je songe à
quoi peut ressembler tout le monde quand il n'est pas si nombreux, et
je n'arrive pas à décider s'il peut décider à plusieurs ou s'il
faut le laisser singulier, je songe que les mots ne sont pas très
sympa, pas très cools, et que le rôle du poète est peut-être
d'aider les gens à s'accommoder de leurs caractères de cochons en
leur arrachant des moments d'humanité, aux mots, quitte à les
inventer avec beaucoup de bonne volonté, le poète est le spectateur
bon public des mots qui voit leur beauté tirée par les cheveux là
où personne ne s'illusionne sur leur balourdise et leur incompétence
à exprimer ni qui nous sommes ni quoi que ce soit de vivant, et le
souffleur de nos sentiments, peut-être, je n'en sais rien, qui est
ce poète dont je me rabats l'oreille, fait-il partie du tout le
monde pas si nombreux, est-il nombreux à lui tout seul, à la Walt
Whitman, Walt Whitman, c'est ça ? Je songe à n'importe quoi et
j'essaie de songer sans mots, je songe et je ne dors pas et j'éteins
et rallume et me tords et me touche sans conviction, comme à
recycler des rêves qui ne sont plus miens, puis las, tendu, je me
lève et j'écris :)
Le lundi
Au soleil
C'est
quelque chose
Qu'on n'aura
Probablement pas souvent.
(Je me prépare un bain.)
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