Je sais comme toi pour moi que cette fois je n'y étais pas, comme pour
toi moi je sais que tu n'étais pas là, je sais ça ; et je sais que c'est
pour ça que nous n'en parlons pas, parce qu'on oublie tout ça et c'est
le cours normal d'oublier, le cours ordinaire de l'eau plate des choses,
et c'est peut-être le grand drame que ça se solde comme ça et que les
plus grands abîmes et que les plus grands trous dans la terre sont
finalement comblés de poussière, et que les plus grands trous dans la
terre soient contents à la fin, contents d'être comblés et comblés à peu
de frais, juste du temps stupide et long, du temps donné à tout le
monde, de petites rivières de petits étangs de petits marais sans
ambitions de fleuve et sans amont et sans aval, potablement
croupissants, potables mais stagnant, de petits fils d'eau ordinaire et
plate et courante mais courant tout le temps dans son petit rond
d'étang, du temps qui bouge mais qui ne bouge pas donc, et qui remplit
de grands trous, les plus grands trous de la terre, de paresseuse
poussière qui traîne dans l'air, et se pose, suffisante, nonchalante,
pleine d'adjectifs comme des tas de petites mouches qui renoncent à
voler, et qui renoncent à renoncer parce qu'elles se savent mortes et
poussières et n'ont pas l'ambition des fleuves et se sont rapetissées
sans résister, parce que c'était l'idée d'elles qui les oppressait,
parce qu'elles se savent mortes comme mouches parce qu'elles ont oublié
d'être mouches et d'y penser, parce qu'elles n'en ont jamais été, parce
que ce ne sont des mouches que par analogie, ou à cause de leurs
adjectifs, et qu'elles pourraient être ruisseau, ru, petit cours d'eau
mou avec deux petites lettres tout inexistantes comme des passés jamais
vécus de mouches qu'elles n'ont jamais été parce qu'elles sont nées
poussières, et non pas cours d'eau, et non pas petit ru en deux
minuscules pattes de mouches, poussières de mouches illisibles, ce sont
de lents et longs détours qu'elles prennent dans l'air, parce qu'il y a
de la gravité dans l'air, c'est son dernier refuge c'est là que la
gravité se terre, dans l'air parmi les poussières, avec des mouches
analogiques qui n'ont jamais eu de sens et qui se demandent chacune mais
pourquoi voudrait qui que ce soit en donner, et par laquelle commencer,
quel sens ça aurait de nous en donner, nous poussières mouches et cours
d'eau et petits rus ridicules, en train de tomber pour combler des
trous dont personne ne sait ce qui les a creusé ni ce qu'ils sont censés
représenter, tomber pour tomber, parce qu'il n'y a pas eu ces longs
instants d'angoisse de tout et d'attente de rien, ces longs instants de
manque du manque, parce qu'il n'y a rien eu, aucun ru, et que je n'y
étais pas plus que toi, que nous avons manqué tout ça, mais manqué pas
comme un train ou une fête, pas manqué comme quelque chose qui arrive,
manqué comme quelque chose qui n'était pas fait pour avoir lieu, manqué
comme quelque chose qui n'a même pas essayé, qui comme une
mouche-poussière n'était là que pour virevolter et agacer ceux qui
s'accordent le temps d'y penser, sans bien savoir à quoi ils pensent ou
refusent de penser, ceux qui comme moi n'étaient pas là et ne racontent
rien et éprouvent le besoin finalement comme des bêtes, ne font
qu'éprouver le besoin de se souvenir d'un manque de quoi que ce soit
qu'ils n'aient jamais eu, un besoin qu'ils éprouvent, un manque comblé
comme une falaise par la poussière, dans des vallées de larmes, dans la
vallée plate de ces larmes, qui déjà, et comme toutes les poussières et
les mots ridicules de deux lettres, avaient commencé de tomber, déjà
minaudaient dans leurs chutes se balançant au gré, poussières enterrant
leurs vies de mouches frivoles qu'elles n'avaient jamais été, des larmes
de parades d'une fois l'an, quêtant chez les passants qui la bouche
ouverte, qui le geste de la main pour les faire s'en aller, et ne les
faisant toujours que mieux voleter, bourdonner dans la mémoire et dans
les rêves comme seules ces poussières là déguisées en souvenirs de
mouches, et encore pas toutes, juste certaines prises qui dans ma bouche
ouverte qui dans le geste de ta main qui comme tout ce dont j'essaie de
parler n'a jamais eu lieu que dans cette longue annulation qu'est cette
espèce de temps qui volette autour, cette longue démission, cette façon
de se combler à peu de frais, de rajouter de la poussière aux trous et
un peu d'air à l'air, le tout le plus vainement du monde, et comme pour à
peu de frais, s'amuser comme on s'est à peu de frais, effrayés de se
voir vains et la bouche ouverte à la merci des mouches qui n'ont pas de
sentiments et qui n'ont pas de pensées et qui n'ont pas de songes ou de
rêveries ou de souvenirs d'avoir été, et qui n'ont pas de merci et qui
n'ont pas d'ambitions de fleuves parce qu'elles sont nées poussières et y
retournent mollement, en touristes avec pas trop d'hors-pistes, pas
très droit mais selon des détours pas plus alambiqués que ça, pas si
précieuses nos mouches, déjà poussières et donc rien à tuer, rien à
tuer, ni nos mouches qui n'existent pas, ni nos amis qui n'en étaient
déjà pas, ni nos frémissants et glapissants et inconvenants petits rus
de besoin d'affection, ni nos glapissantes et finalement absurdes et
bestiales et maladroites et lourdes ambitions de roman-fleuves, ni ton
souvenir glapissant dans son incantatoire décantation et son annulante
quintessence, ce souvenir peuplé d'oublis comme un trou par la
poussière, c'est à dire pas, de manière non, de façon que non, rien à
tuer ni le temps dont ce n'est pas la faute, le temps blanchi, dont
l'indiscutable alibi est son propre écoulement, etc, rien de rien comme
le manque de manque, et rien d'autre à faire enfin qu'à peu de frais se
combler de rien, et ce texte doit aboutir enfin, il faut faire les
choses bien, trouver une chute et quoi que ce soit qui résume et
conclue, bien sûr il n'y aurait ensuite qu'à tourner l'écran et à
s'appliquer à d'autres choses, merguez, projets immobiliers, sensations
subtiles et fugaces érections, faire un peu de vie privée, un peu de
points de vues, menues affaires courantes, bien sûr.
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