Fleurs


On fêtait quelque chose d'idiot qu'on a tous oublié. La ville était à feu et à sang pour une question de suffrage ou de rugby. On était bien contents de saisir la vague. On l'avait beaucoup attendue, déjà, la vague. Personne ne pouvait dire si ce serait celle-là. Moi je me disais que je suivais les fous, comme Kerouac. Vision nunuche et livresque.

Jean-Marc doublait des films pornos et s'était pissé dessus en dansant, vers des trois heures du matin. Il passa le reste du temps à boire et à se sentir dégueulasse et on se moquait de lui. Plutôt ordinaire auparavant dans le désir de cuite, il avait attrapé quelque chose de flamboyant et de spectaculaire à s'être pissé dessus. C'était son acte à lui, le truc dont on allait se souvenir après, l'échantillon de charisme. Shaun avait piqué une bouteille de champagne à une espèce de vernissage-concert snob. Paul avait une bombe à raser à la main et taguait les murs avec. 

J'ai peut-être fait mon truc fou, nu quelque part à un moment donné, crier, renverser un gobelet, quelque chose de cet ordre, mais ça ne me vient pas tout de suite.

Ah si : les fleurs. Oh et puis cette odieuse histoire de téléphone, là - je me disais qu'on en rigolerait certainement un jour, que j'étais peut-être trop dedans, trop le nez dans l'obsession pour m'en rendre compte alors - en fait c'est depuis devenu plus amer je crois. J'ai dû devenir à la longue plus fou plutôt que moins fou, j'ai fini par me suivre, et puis on n'est plus si nombreux à la table des bars pour en rigoler. Le téléphone, les fleurs - soit, mes petits actes à moi. Ce n'était pas une compétition, bien sûr.

On avait dû commencer dans un bar à peu près normal, je n'avais pas de problèmes d'argent alors, peut-être à 19 heures. On ne se voyait pas souvent, il ne se passait pas grand-chose le reste du temps. Je n'avais jamais vu le Jean-Marc en question. C'était un pote à Shaun, un comédien un peu plus vieux que nous qui avait l'air enthousiaste et ennuyeux comme sont les gens qui font du théâtre en début de soirée. "En ce moment je travaille sur...", "Ah mais, précisément, j'ai toujours pensé que !". Ça n'a pas duré sur ce ton-là bien longtemps, parce que Shaun avait un vrai talent pour se foutre de la gueule des gens - talent qu'il a conservé. Bon sang, j'aurais aimé savoir comment il faisait. Une dose calibrée d'intelligence, plus : ce mélange bizarre de mépris absolu et de tendresse pour l'humanité et lui-même. Oui, il dégonflait des baudruches puis caressait le ballon crevé en lui disant : "ah gentil ballon, comme tu étais beau quand tu voulais voler !". Et, les ballons étant un peu cons, ils ne comprenaient jamais si en disant ça il exprimait un regret ou s'il se foutait simplement de leurs gueules de baudruches. Alors ils voulaient juste se saouler et qu'on leur fasse un câlin. Et Shaun était là et lançait une blague qui nous remettait sur pieds de ballons crevés. Pour autant que ça tienne debout, il s'agissait bien un peu de ça.

De m'as-tu-vu théâtreux à pauvre type comme nous autres en à peine trois bières, et sans perdre le sourire. De projets culturels évasifs à la post-synchro de pornos. Je trouvais ça plus intéressant, comme Shaun. Le côté étoile éteinte. Je ne me vois pas vivre à Hollywood. Rejoindre un staff de scénaristes pour une série, et produire des vannes en anglais, être payé pour écrire, j'aimerais bien ça, je prends tout en vérité. Mais vivre à Hollywood, je n'aurais pas la santé. Et puis, le sens du collectif - je l'ai, mais bizarre, pas comme l'entendent les autres en général. Bon. J'étais peut-être un suiveur tout court, bien content qu'on m'invente des fous. Ce n'est pas une compétition. De m'as-tu vu hollywoodien à pauvre type comme nous autres, en à peine trois lignes. J'aurais aimé savoir comment il faisait.

Shaun était un loser brillant. Lucide, drôle, et authentiquement méchant. Je voulais être lui, un slalomiste de la loose et du brillant, ce qui était stupide. J'aurais dû vouloir être moi dès le départ, j'aurais perdu moins de temps. Je ne sais pas. C'est pour faire une phrase. Je faisais des phrases. Ça devait être mon truc fou, mais je ne me les rappelle plus.

Je n'étais pas assez saoul à cette heure et je crois que je ne m'aimais pas beaucoup. Paul était vraiment fou, mais dans le bon sens. Il avait ce truc de sanguin rigolard qui ne prenait rien au sérieux et cherchait juste des conneries à faire ou à dire. La veille avait été semblable pour lui. Pour moi et Jean-Marc ce serait la cuite de nos vies, quelque chose dont faire un récit plus tard, ou une pièce de boulevard. Quelque chose de sincère et d'étroit. En ce moment, je travaille sur ça, et j'ai toujours pensé ceci-cela. Un humble TRAVAIL, en quelque sorte. Rien de la fulgurance d'une vanne à 20 h en terrasse.

J'étais déjà un peu plus saoul. J'avais un brin de saudade et je vous aimais tellement au fond, vous tous. Shaun malgré toute l'admiration que je te portais, je t'aimais quand même. J'aimais ce temps passé à blaguer et cette sensation fallacieuse de faire partie de quelque chose. La ville était à feu et à sang et je nous aimais tellement, tous.

Delphine et moi, on était en train de se séparer et comme je ne savais pas faire, il y avait deux filles et je me faisais beaucoup d'idées sur l'une d'elles. L'autre je n'arrivais pas à m'en séparer. C'était un genre de bordel, j'étais persuadé de trouver quelqu'un à la longue avec qui en rigoler à la fin. Dans quel contexte ? Un enterrement, quand on soulage la pression ? C'est là où le rire est le plus dangereux et le plus à propos. J'en parle à cause du premier SMS incompréhensible, qui est arrivé à ce moment-là. Bulle anodine et sibylline. J'étais d'emblée au taquet, gonflé de mille baudruches parce qu'elle voulait me voir.

La ville était un grand trottoir sale de familles errantes de tequilas et cas sociaux entrechoqués. Des verres cassés, de la musique, des crétins et des couples. Un fracas d'insultes où se faufiler. Les pudeurs sautaient. On changeait de bar et je la cherchais. Je trouvais en notre trio la puissance de rêver. On pouvait tout envoyer sur les roses. Je me demandais qui buvait plus vite, mais ce n'était pas une compétition - je tenais au fil de ma magnificente erreur, parce qu'elle voulait me voir. On était comme des taureaux qui butaient sur les planches en bois des bords de l'arène. Pauvres types comme nous autres.

"Et c'est quoi alors, ces dialogues - oh oui, encore. C'est de la poésie répétitive. Tu fais ça en transe un peu. C'est de la transe. De la techno d'organismes vivants. C'est un peu ça le porno, non ? Hé. De la techno des corps. De la techno à poil." Et Shaun de hurler "à poil la techno" - c'est con à raconter, ça ne faisait rire que nous, moi j'avais l'obsession téléphone, je ne sais pas si j'aurais tenu debout sans ça.

Le type du vernissage lui avait fait une crasse - c'était ce plan. On était assez fiers de n'avoir rien à faire là. Il y avait une quantité de monde qui ne s'invente pas pour une petite ville. Et c'était tard déjà, minuit, quelque chose comme ça. Tout le monde nous faisait comprendre qu'on n'avait rien à faire là. C'était assez chouette d'y être quand même et de faire les cons, même si c'est surtout Shaun qui était en colère contre le type. Ils étaient tous très snobs, on ne voulait rien savoir de l'art qu'ils se vernissaient, juste boire, et c'était cool d'être ivre et d'apporter de la dissonance à tout ça, pâquerettes, aquarelles, jazz pointu, lien social, open bar, si ça se trouve c'était génial - avec l'imaginaire et les vocations étincelantes s'épanouissant et de la grâce, de la vraie beauté partout, de vrai morceaux d'amour transcendant tout ça -, moi je pensais au téléphone et à la fille, Shaun au type, Jean-Marc et Paul et leurs noms tartes commettaient du petit vandalisme en douce, on n'allait pas rester longtemps. Mais, c'était drôle.

Je me rappelle avoir vu Shaun couper court à une discussion - je parlais de ça, "tu ne crois pas que ça veut dire quelque chose un SMS comme ça, et alors, quoi" - se lever d'un coin de bac à fleurs où on s'était calés - droit au bar, dans un trou de fréquentation - poser sa main sur le goulot d'une bouteille de Champagne devant les serveurs intérimaires interloqués - devant les extras - l'empoigner comme ça, la sortir toute dégouttante du seau, et partir avec. En une minute, dehors. Et je me souviens du fou rire. Majestueux.

Comment Paul s'est trouvé avec une bombe de mousse à raser, je ne sais plus. Il y avait eu un deuxième SMS qui ne répondait pas aux deux que j'avais envoyés entre-temps. Cette fille s'exprimait en onomatopées régressives qui n'engageaient à rien. Ah, j'en étais malade. "Plop". "Dong". Un sens tout particulier de l'épopée, de la tragédie pour tout dire. On se passait la bouteille de Champagne en chemin, nonchalants, comme des punks candides et des dandys dada et des zouaves, zazous, hors d'âge, avec moi tout blême les yeux rivés sur mon écran petit format pas tactile.

Paul taguait des A cerclés qui grossissaient quand la mousse gonflait, puis se défaisaient. Quand il en avait marre ou quand il n'avait pas le temps, il taguait des lignes le long des murs et déclamait "La police nous guette", "la police nous GUETTE !" - à la bombe de mousse à raser, à raser les murs bien sûr. C'était un grand fan de Léo Ferré, "Amour anarchie", "Il n'y a plus rien". C'était ce ton-là. Je n'avais pas de carnet pour noter, et j'étais dans mon histoire idiote de ping-pong tragique et monosyllabique. "Ping". "Pong". Ces conneries me coûtaient cher. Je n'avais pas de forfait pour ça. "La POOlice nous GUÊtte !!!"

"Mais je vous aime tellement" - Jean-Marc le doubleur s'y était mis aussi. La ville était à feu et à sang, j'allais peut-être la voir c'était comme un rendez-vous, elle n'en disait jamais rien, ces messages tournaient idiots sans qu'on puisse se rapprocher. Je la haïssais. Je la détestais vraiment et j'étais dans un étau. "Mais je vous aime tellement, parce qu'avec vous on est enfin soi, enfin, tu sais, Shaun" - "On peut bien faire ce qu'on veut de nos vies avec des moments pareils" - "Cette folie de la ville avec tous ces trucs simultanés qui se passent et ne nous atteignent pas" - "Il y a vraiment quelque chose à célébrer" - "Ça vaut le coup d'être là" - et : "Je vous aime tellement, sans blague". Je la détestais sincèrement, d'un sentiment sans mélange, de jouer comme ça avec autant de facilité avec moi, j'en étais vraiment dépendant, alors, les autres, la joie d'être là, célébrer, je ne sais pas.

La bombe fut rapidement à sec et cela ne nous amusait plus. Il nous fallait trouver d'autres conneries à faire. Les familles avaient déserté la rue, mais pas les derniers imbéciles, comme nous. Les gens d'après. La fête ininterrompue. Aller dans des boîtes ouvertes, dépenser des sous. C'est là que Jean-Marc s'est pissé dessus. Parler aux filles. Comme l'idée de tirer quelque chose de tout ça. "Foutue envie de baiser" - dit Shaun. Moi, blême, me mettant à rougir dans mes plops et mes glops. "C'est bien ce qui nous tient, en même temps." - "Mais je vous aime tellement". Foutue envie de mourir.

On rigolait sur nos têtes pas fraîches, sur Jean-Marc et le fin fond de cette nuit, j'essayais de faire rigoler sur moi, sur mon affaire, mais ça ne marchait pas. On se payait des verres les uns aux autres. C'était le jour du mois où on pouvait faire ça. Et la cuite de nos petites vies, à Jean-Marc et à moi qui nous pissions dessus - chacun à sa façon, chacun avec son propre genre de pisse dans son propre pantalon. Moi c'était la fille à travers le téléphone, et peut-être à travers des siècles de mauvaise littérature. C'était la fille à travers.

J'ai fini par la voir au fond d'une banquette avec d'autres amis. Elle m'a encore brisé le cœur, en cinq minutes et pour quelques années de plus. Je lui donnais ce pouvoir, il lui suffisait de ne pas être là, de me manquer et de jouer avec moi, un peu comme Dieu si j'avais été croyant. "Très peu de présence, tout est là". Je me souviens que Shaun et nous autres, nous ne terminions plus vraiment nos phrases, qu'avec mon obnubilation tout le monde était gentil, et que quand il y eut des premiers signes du matin, la lumière toute bizarre, les ouvertures de bars, on a encore rigolé jusqu'à treize heures à peu près.

C'était quelque chose d'incroyable, qu'il faudrait que quelqu'un raconte un jour. C'est ce que je me disais. Quand il s'est agi de rentrer chacun chez soi, et moi chez Delphine, Shaun m'a montré la vitrine du fleuriste à côté du bar. C'était ma légitime et j'avais peur de me faire engueuler. "Tu devrais lui offrir des fleurs - montrer que tu es désolé avec de jolies fleurs, ça suffit souvent."

Et c'est fou parce que ça a marché. Delphine n'a pas pu s'empêcher de sourire en me voyant débarquer à la maison, rétamé, minable, pas même foutu de l'avoir trompée. Elle a poussé un soupir en les mettant dans le vase et je me suis couché.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire