Lettres de L. - 3

 C'était marrant de voir les enfants jouer avec un gros ballon de rugby, ça avait même pas l'air trop dangereux, et puis le sentiment que ça donnait (à part la définition kunderienne du kitsch, 1 voir un enfant heureux de jouer - 2 se sentir en phase avec l'humanité qui ressent la même chose) oscillait entre un micro-chauvinisme pépère, disons un esprit de famille, et le sens de l'absurde (ballon ovale, et, quoi, cages en forme de cœur ?), et alors, je me suis dit, tiens, j'ai pas d'enfants j'ai du temps je vais écrire cette histoire, ce serait bien une fois de raconter une histoire qui aille ailleurs que la noire désespérance qui finit par suer de nous quand on lit chaque jour les infos, qui aille ailleurs, kyayayeur, qui aille ailleurs que chercher des convictions des idées des semblables et des trucs à vaincre, quelque chose qui aille ailleurs que le combat de cape et d'épées d'idées, de capédépédidé, kyayayeur, mais bon, à part le ballon pas rond c'est rien de fou, juste là et c'était la kermesse de l'école, on après c'est, ça permet aussi de parler de Thomas l'emprise, de cette désespérance noire qui suinte quand je vais chez Thomas qu'on parle et que c'est l'amitié le partage sauf que c'est comme se tirer vers le bas malgré soi, tirer un coup des fois, se sentir seule au milieu du monde ça on connaît hein, et se sentir seule au milieu de toi, au milieu de Thomas ? alors, ça ne fait pas trop il était une fois comme histoire mais c'est aussi bien tu ne trouves pas ? Thomas, faudra que j'en parle. J'avais l'histoire en tête d'un père qui déménageant dans la même rue finit par ne plus reconnaître ses propres enfants qu'il croise tous les jours, c'est-à-dire qu'il les reconnaît bien sûr et leur dit bonjour mais ils sont effacés de sa carte mentale, il les voit sans les voir, avec un regard vide comme on dit, il a le regard vide du mec sous emprise et il est tellement parti ailleurs qu'il se dit à chaque fois : "tiens, c'est mon enfant", sans rien d'autre, sans ce sentiment (je viens de lire sur le site de l'Assemblée Nationale l'amendement "interdire les sentiments" déposée par LFI sur la loi visant à interdire le mariage pour les OQTF, bref, ça n'a pas dû durer une seconde avant de capter le second degré bien sûr mais dans cette seconde j'aimais tellement comme ça sonnait simple et soulageant, "interdire les sentiments"), sans rien d'autre que le constat sec de la vision. Tiens, une personne à charge ! C'est qui ? Ah oui, L. Ben oui papa, c'est moi, ta personne à charge.